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enfoncé dans une banqueroute générale, tout autant pour mes devoirs littéraires que pour ma correspondance ; je ne sais pas trop encore comment m’en tirer. Je regarde votre créance comme privilégiée, et je commence par elle, pour m’en acquitter avant toutes les autres. »

Ce Souabe de génie et de caractère concentré et circonspect n’aimait pas à se raconter. À un fonds d’heureuse bonhomie, au parfait naturel, il joignait la prudence du serpent, et il savait que les paroles ont des ailes et s’envolent, mais que les écritures restent. Il était né à Stuttgart, le 27 août 1770, et il avait commencé à philosopher dans un temps où la police était très défiante et les consistoires très ombrageux, dans un temps où, comme il le disait lui-même, on ne tolérait la philosophie qu’à la condition qu’elle fût tout à fait inoffensive, et où les places de professeurs de métaphysique étaient réservées de préférence aux précepteurs des ministres d’état, quand ils étaient hors de service et qu’ils avaient perdu leurs dernières illusions avec leurs derniers cheveux. Il avait résolu de bonne heure de n’être ni dupe ni martyr dans le grand jeu de la vie ; aussi avait-il pris l’habitude d’envelopper ses pensées, et quelquefois il les enveloppait si bien qu’on ne les reconnaissait plus. Il écrivait un jour à son ami Niethammer que le Nurembergeois a beaucoup de peine à se décider, que, quand on lui a représenté éloquemment toutes les raisons qu’il peut avoir d’acheter un cheval, il se résout en rechignant à acheter une queue de cheval ; mais le cheval étant inséparable de sa queue, il se voit forcé de l’acheter aussi et même de bâtir une écurie pour le loger. Hegel a passé sa vie à vendre des queues de cheval ; si vous preniez le cheval par-dessus le marché, il n’en était pas responsable : « Je vous donne des principes, disait-il ; si les conséquences vous scandalisent, ne me les imputez pas, c’est vous qui les avez tirées. »

Il ne se détendait, il ne sortait de sa froide réserve que lorsqu’il avait affaire à un correspondant qui lui inspirait une entière confiance, et on distinguera parmi ses lettres les récits pleins d’abandon qu’il adressait à sa femme dans ses voyages. Il s’était marié tard, et peu s’en était fallu qu’il ne se mariât jamais. Comme l’a remarqué M. Rosenkranz, on était encore dans l’ancien préjugé qu’à l’exemple de Descartes, de Spinoza, de Malebranche, de Leibniz, de Wolf, de Locke, de Hume, de Kant, tout vrai philosophe devait mourir vieux garçon. À la vérité, Fichte et Schelling s’étaient mariés ; mais Hegel avait ses idées particulières sur le mariage, qu’il considérait comme un engagement trop grave pour que la passion y eût aucune part.

Bien qu’il ne fût pas d’une nature très inflammable, il avait eu ses faiblesses, il s’était laissé prendre. On racontait que dans sa jeunesse, à Tubingue, où il achevait ses études, il avait éprouvé un sentiment très vif pour la fille d’un professeur de théologie, Mlle Augustine Hegelmeier. Elle habitait avec sa mère dans la maison d’un boulanger, qui