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de la « vertueuse jeunesse » d’Iéna. Il n’était plus qu’un traître, un apostat, un espion de la Russie! Un de ses ouvrages avait été brûlé à la fête de la Wartburg pour l’anniversaire de Leipzig ! Le 23 mars 1819, à Manheim, il tombait victime des haines de parti, frappé d’un coup de poignard par un étudiant d’Iéna, Karl Sand. Le meurtrier était un jeune homme aux mœurs pures, à l’esprit fanatisé, qui avait été nourri dans les exaltations de la Burschenschaft, et qui n’était sans doute qu’un instrument des sociétés secrètes. Il croyait accomplir un acte de justice nationale ! c’était tout simplement un de ces crimes qui perdent une cause. Le coup de poignard de Sand, célébré comme un acte d’héroïsme dans les universités, avait immédiatement pour effet de réveiller tous les instincts de réaction, de répandre une sorte d’effroi parmi les gouvernemens qui cherchaient de toutes parts un appui, une protection contre le fanatisme révolutionnaire. M. de Metternich était alors en Italie avec l’empereur François. Il allait à Rome, à Naples, assistant avec plus de curiosité sceptique que d’émotion religieuse aux fêtes de la semaine sainte au Vatican[1], se donnant le spectacle du Vésuve en feu dans une nuit de printemps ou visitant les ruines de Pœstum. C’est là, en pleine Italie, que lui arrivait la nouvelle du meurtre de Kotzebue et que le poursuivaient aussi, avec les appels des gouvernemens, les lettres de son confident Gentz, plus troublé que jamais, toujours fertile en projets. A peine le crime de Manheim avait-il retenti en Allemagne, tous les regards se tournaient vers lui.

« C’est une des singularités de mon existence, — écrivait-il en homme toujours disposé à ne voir que des singularités dans sa destinée, — qu’il me faille à Rome travailler des heures entières à propos de la question des universités allemandes. Je reçois de tous les cabinets d’Allemagne des lettres dans lesquelles on me prie instamment d’aller de l’avant pour mettre fin au désordre que chaque prince allemand a provoqué dans son pays et qu’il est maintenant hors d’état d’arrêter... » Il recevait tout avec un calme un peu superbe et peut-être affecté. Le chancelier en voyage ne se défendait pas d’une certaine ironie en songeant à ce qu’allait faire, avec son libéralisme, le grand-duc de Saxe-Weimar, celui qu’on appelait le « grand étudiant, »

  1. Au fond, M. de Metternich était un bon catholique, qui voyait surtout la politique dans la religion et qui ne s’interdisait pas les propos piquans dans l’intimité, témoin ce qu’il écrit de Rome après les cérémonies de la semaine sainte : « J’avoue, dit-il, que je ne comprends pas comment un protestant se fait catholique à Rome. — Rome ressemble au théâtre le plus magnifique avec de bien mauvais acteurs. Gardez ma réflexion pour vous, car elle courrait tout Vienne, et j’aime trop la religion et son triomphe pour vouloir y attenter d’une manière quelconque.» (Mémoires, t. III, p. 201.)