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appel et lui demander des services comme si elle existait encore. Chose remarquable, ces services, la désinence absente continue de les rendre. Bien plus, on voit la fonction grammaticale dont elle était l’exposant se propager, quoique privée de toute expression, en sorte que la portion la plus importante de son histoire est quelquefois celle où elle a perdu son représentant extérieur et tangible.

Cette survivance des désinences peut se constater dans toutes les langues. Un exemple frappant en français, ce sont les locutions comme la rue Monsieur-le-Prince, l’hospice Cochin, l’institut Pasteur. Quoique le français depuis des siècles ait perdu l’exposant du génitif, nous employons ici de véritables génitifs. Bien entendu, pour qu’un fait de ce genre puisse se produire, il faut que la langue ait conservé un certain nombre de modèles. Des expressions comme l’Hôtel-Dieu, l’église Notre-Dame, la place Dauphine ont été le type sur lequel le langage a continué de travailler. Qu’on veuille bien parcourir aujourd’hui une liste des rues et places de Paris : jamais le génitif n’a été plus employé que depuis qu’il est dépourvu de tout signe. Il faut ajouter toutefois que, comme cet emploi se borne en général à des noms propres, la conscience populaire a un peu varié en ce qui le concerne, et aujourd’hui elle sent plutôt en ces noms une sorte de baptême qu’un cas marquant la possession.

Je dirai à ce sujet qu’on doit prendre garde de confondre les langues qui ont eu une flexion et qui l’ont perdue avec celles qui ne l’ont jamais possédée. L’anglais, avec une facilité qu’il est permis de lui envier, transforme ses substantifs en verbes. Il prendra, par exemple, le substantif grace (beauté) et il dira: It would grâce our life « cela embellirait notre vie. » Ce que sent l’Anglais, c’est positivement un infinitif : quoique nullement exprimée, l’idée de l’infinitif se présente sans équivoque à son esprit. La phrase vient se placer dans un ancien moule formé à l’époque de la flexion et qui y survit.

Nous avons quelque chose de semblable en français. Dans cette phrase de la Bible : « Sacrifie-moi ton fils Isaac, » tout le monde sent que moi est un datif. Quoique matériellement oblitéré depuis des siècles, le datif subsiste pour notre cerveau. Il a suffi d’un constant usage, aidé de quelques débris plus ou moins reconnaissables, pour en perpétuer la compréhension.

Les différentes langues s’écartent notablement les unes des autres sur ce point. La clarté du discours dépend du plus ou moins grand usage qui est fait de ces survivances. Un idiome tire son caractère de ce qu’il sous-entend aussi bien que de ce qu’il exprime. La juste proportion fait le mérite d’une langue, comme la proportion des pleins et des vides en architecture.