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d’une longue suite de penseurs est d’affranchir et d’émanciper les mots, sans cependant les rendre pour cela entièrement étrangers à leurs parens ni à leur lieu d’origine.

Le seul cas où il puisse être légitimement parlé de pathologie, c’est le cas où un mot est employé par erreur pour un autre, soit à cause d’une ressemblance de son, soit par suite de quelque autre accident. Telle est la confusion qui s’est faite dans les esprits entre vil et vilain. Un cas moins grave est la parenté qu’on croit sentir aujourd’hui entre habit et habillé : ce dernier, qui devrait s’écrire abillé, est une expression métaphorique dont la signification est « apprêté, arrangé. » Elle a été d’abord employée en parlant du bois. Nous disons encore aujourd’hui : du bois en bille. Le souvenir de l’ancien sens s’est conservé dans quelques locutions, telles que : habiller un poulet, le voilà bien habillé[1] ! Ici encore, nous constatons la fidélité des locutions, lesquelles continuent leur existence sans se soucier du courant général de la langue, sans se laisser entraîner par ses détours ni par ses déviations.


IV.

Une langue ne se compose pas seulement de mots et de locutions. Il faut un appareil pour contenir et maintenir ces matériaux, et pour les présenter en un assemblage qui ne laisse prise à aucun doute. C’est là l’office de la grammaire. Nous n’avons pas l’intention de nous arrêter sur ce chapitre bien connu du langage. Mais il existe dans toutes les langues un ordre de faits plus caché, dont il est moins question dans les livres, et qui contribue de son côté d’une façon essentielle à l’expression de la pensée. La série d’observations où nous voulons conduire le lecteur est de nature assez délicate. Nous y avons touché autrefois sans épuiser cet important sujet. Il s’agit de l’élément non exprimé dans le langage et de l’influence que l’esprit exerce à la longue sur la forme.

Je commencerai par un exemple très simple. Il y a des langues qui se passent de grammaire et qui remplacent les désinences, les différentes parties du discours, par la rigueur de la construction. Le chinois en est le type le plus connu. Ces langues procèdent à la façon de notre système de numération. Soit, par exemple, un nombre de quatre chiffres, 2738. Que je fasse changer de place ces chiffres entre eux, que je les remplace par d’autres : à la colonne

  1. Nous empruntons cette étymologie à une communication verbale de M. Gaston Paris à la Société de linguistique.