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Son sang, dont ses bourreaux viennent de me couvrir,
M’a dessillé les yeux et me les vient d’ouvrir,


l’héroïne de Corneille se sert d’une image de même provenance, dessiller (qu’il faudrait écrire déciller) n’étant pas autre chose que découdre les cils de l’épervier, qu’on avait rendu momentanément aveugle pour l’apprivoiser.

On voit la fortune différente que peuvent avoir, dans la suite des temps, deux termes d’origine identique: un écart si grand s’explique par les étapes successives du voyage et par les accointances, bonnes ou mauvaises, que le mot a eues en route. Dessiller les yeux a été employé dans la langue religieuse : c’est ce qui lui a donné de la dignité et de la noblesse. Grand et inestimable bienfait, pour une nation, d’avoir dans sa littérature un livre sacré, lu et connu de tous ! La langue peut ensuite subir toute sorte d’atteintes : il existera pour elle une source de purification. C’est le service que the holy Bible de 1611 a rendu à l’anglais, la traduction de Luther à l’allemand. Nos grands prédicateurs du XVIIe siècle ont rendu à la langue française un service analogue. Il y a, au contraire, des coins de la littérature qui flétrissent tout ce qu’ils touchent, et qui, s’ils s’emparent d’une expression, la rendent ternie et déshonorée.

Comme ces coquilles qui jonchent le bord de la mer, débris d’animaux qui ont vécu, les uns hier, les autres il y a des siècles, les langues sont remplies de la dépouille d’idées modernes ou anciennes, les unes encore vivantes, les autres depuis longtemps oubliées. Toutes les civilisations, toutes les coutumes, toutes les conquêtes et tous les rêves de l’humanité ont laissé leur trace, qu’avec un peu d’attention l’on voit reparaître. Si je parle d’une personne accablée de chagrin, j’emploie trois mots qui ont tous trois par-devant eux une longue et curieuse histoire. Personne nous ramène au masque de la tragédie antique ; accablée fait allusion aux machines de guerre que le moyen âge avait empruntées de Byzance; chagrin est le turc sagri « peau, » et représente une image de même espèce que chiffonné dans notre parler d’aujourd’hui. Cette conséquence dans le style, cette suite dans la métaphore, qu’on recommande avec raison, fait absolument défaut au langage; ou plutôt c’est seulement pour la dernière couche qu’elle est possible et nécessaire : autrement, nous nous interdirions les locutions les plus simples, et la parole deviendrait aussi difficile que l’est le commerce journalier de la vie dans ces religions asiatiques où tout ce qui a vécu passe pour impureté. Les langues anciennes sont, à cet égard, dans les mêmes conditions que les modernes, n’étant anciennes