Les modifications survenues dans le corps du langage, telles que retranchement d’une lettre ou d’une syllabe, soudure d’une nouvelle flexion, remplacement d’une désinence par une autre, frappent les yeux à première vue ; mais les observations dont s’occupe le sémantiste se dérobent un peu plus au regard. C’est surtout quand il faut noter l’impression faite par les mots sur l’esprit que se multiplient les chances d’erreur; elles sont presque inévitables en maniant une langue étrangère. Un écrivain allemand qui a touché à ces matières s’en va répétant de livre en livre que le mot français ami est loin d’avoir l’accent de sincérité ni la profondeur de l’allemand Freund. Prévention naïve, mais facile à comprendre ! Il y a quelques années, un autre savant avait trouvé dans le français merci quelque chose de blessant et de bas : il pensait au latin mercedem. Ces sortes d’illusions montrent le danger ; elles prouvent que le terrain le plus familier est aussi le meilleur pour ce genre de recherche. Quand les lignes générales de la sémantique auront été tracées, on n’aura pas de peine à vérifier sur les autres idiomes les observations prises sur la langue maternelle. Les divisions générales une fois établies, on y fera entrer les faits de même ordre recueillis un peu partout.
Est-il possible de formuler les lois selon lesquelles le sens des mots se transforme? Après avoir lu nos deux auteurs, et en y joignant le résultat de nos propres observations, nous sommes disposés à répondre que non. La complexité des faits est telle qu’elle échappe à toute règle certaine. Pour avoir le droit d’affirmer que cette partie du langage est régie par des lois, il faudrait pouvoir prédire, sinon d’une façon absolue, au moins dans quelques cas particuliers, les changemens de signification qui s’accompliront pour tel ou tel mot dans un avenir plus ou moins prochain. C’est ainsi que le phonétiste peut annoncer la forme que doit avoir tel mot en espagnol, en italien, en français, si du latin il a passé par voie populaire dans ces langues. Or il est très clair pour tout le monde que le sémantiste ne se risquera pas de la sorte. Les changemens qui surviennent dans le sens tiennent à des causes trop nombreuses, et dont la plupart ne sont pas du ressort de la linguistique. Qui aurait pu prévoir que Phaéton, le dieu du soleil, deviendrait le nom d’une voiture, et que plateforme entrerait dans le vocabulaire courant de la politique? Pour deviner de tels sauts, dont nous pouvons bien suivre après coup la direction, mais qu’il est impossible de mesurer à l’avance, il faudrait connaître par anticipation les événemens grands et petits, nécessaires ou fortuits, qui modifient la société humaine, les révolutions et les accidens auxquels est exposé notre univers physique, social et intellectuel.