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la marine militaire et les impôts mentionnés à l’article 34 (ce sont les impôts qui constituent les revenus de l’empire), lorsqu’une divergence d’opinion se manifeste au sein du conseil fédéral, la voix du président est prépondérante, s’il se prononce pour le maintien des institutions en vigueur. » Remarquez qu’il ne s’agit plus ici de majorité ni de minorité dans le conseil : il n’est parlé que d’une dissidence. La majorité peut demander la modification des institutions en vigueur, mais le président, c’est-à-dire le roi de Prusse, peut la refuser ; dès lors il y a dissidence, et le président tranche le débat : sa voix n’est pas seulement prépondérante, elle est omnipotente. De par la constitution, il est donc le maître de l’armée et de l’impôt; pour le déposséder, une seule voie est ouverte, modifier la constitution ; mais voici l’article 78 et dernier : « Les modifications à la constitution ont lieu par la voie législative. Elles sont considérées comme rejetées, si elles ont quatorze voix contre elles dans le conseil fédéral. » Quatorze voix seulement, et le roi de Prusse en a davantage dans le conseil.

Il suffit de décrire brièvement ce mécanisme[1] pour faire voir que toutes les précautions ont été prises afin d’assurer dans l’empire la liberté de l’empereur. Guillaume entend pratiquer le régime constitutionnel en Allemagne comme en Prusse. Or les rois de Prusse ont bien essayé chez eux une sorte de conciliation entre le principat et la liberté par le régime parlementaire, mais ils estiment être et ils sont en effet des personnes trop considérables pour qu’ils consentent à partager leur pouvoir et à le subordonner. Trop peu de temps s’est écoulé depuis qu’ils gouvernaient en princes absolus un état qui est bien leur chose, car ils l’ont conçu et mis au monde, nourri, élevé, fortifié. Qu’on nous permette de recourir ici à l’histoire : elle seule peut éclairer les problèmes politiques, en expliquant certaines fatalités de l’heure présente.

Où était donc la Prusse il y a trois siècles, alors que le roi Henri IV régnait sur la France unie, forte et glorieuse déjà d’une si longue histoire? Elle était, comme disent les philosophes allemands, dans le devenir, et tout entière contenue en la très médiocre personne d’un pauvre électeur de Brandebourg, qui régnait sur quelques lieues carrées entre l’Elbe et l’Oder. Ce pays était le plus misérable qu’il y eût dans le saint-empire. Le prince y vivait comme un gueux. Sa cour était besogneuse, ses sujets de pauvres hères : le sable de Brandebourg ne pouvait porter ni une noblesse

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié avec quelle finesse, quel esprit et quel talent M. Victor Cherbuliez a exposé ici-même le mécanisme de la constitution donnée par M. de Bismarck à l’Allemagne du Nord en 1866.