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grincement des chaînes du pont-levis qui s’abaisse. Tout compte fait, l’Allemagne aurait mauvaise grâce à se plaindre ; aussi ne se plaint-elle pas, et il nous faut chercher ailleurs les causes de l’opposition à l’empire.

Voici un défaut de la constitution, le plus visible de tous ceux que l’on peut reprocher à cet acte improvisé : il y a des Allemands hors de l’Allemagne ; en revanche, il y a en Allemagne des étrangers. L’absence des frères allemands d’Autriche inspire de vifs regrets à quelques patriotes sincères. Pendant ces dernières années, un publiciste, chimérique il est vrai, mais penseur original et profond[1], a critiqué à outrance l’œuvre prussienne, et il n’a cessé d’humilier l’Allemagne présente par la comparaison avec la grande Allemagne d’autrefois. Cet homme est un rêveur, et qui a toute sorte de superstitions, par exemple le culte, le vieux culte naturaliste des fleuves et des montagnes. « Qui ne connaît pas les Alpes, dit-il, ne connaît pas l’Allemagne ; » et il reproche aux Berlinois d’avoir oublié que dans les vallées des Alpes vivent les plus fidèles, les plus forts, les plus beaux des Allemands, ces fils superbes du Tyrol. Il lui est arrivé, sans doute, de s’envoler dans les airs, et de contempler de haut les cours du Rhin et du Danube. Le Danube descend de ses collines; il est lent, incertain, dédaigne la ligne droite pour le circuit, s’arrête, comme un voyageur qui ne sait pas sa route, et semble se demander parfois s’il ne doit pas ramener son eau bleue vers sa source. Le Rhin descend de la haute montagne, fraie à travers la roche sa route héroïque, marque nettement sa direction et précipite son flot jaune. Notre homme, de son nuage, suit le Danube jusque vers l’Orient, berceau des traditions antiques, et le Rhin jusqu’à l’Océan, cette route du Nouveau-Monde. Le voilà qui disserte sur les deux fleuves : différens l’un de l’autre, ils se complètent l’un par l’autre, et l’instinct populaire ne s’est pas trompé en mettant le Rhin au masculin et le Danube au féminin, car le Rhin et le Danube, der Vater Rhein et die Mutter Donau, sont le père et la mère de l’Allemagne. Leurs sources sont voisines, et la terre qu’arrosent et limitent leurs cours divergens est la Souabe des Staufen, des poètes et des philosophes, c’est-à-dire le berceau de l’âme allemande. Le père et la mère ont fourni chacun la moitié de cette âme complexe, jeune et vaillante comme le Nord, auguste et sacerdotale comme l’Orient.

Telles sont les imaginations de ce rêveur. Au fond, il n’a point tort ; l’Autriche ne saurait être retranchée ni de la géographie ni de l’histoire de l’Allemagne. Faire entrer des étrangers dans l’empire

  1. M. Constantin Frantz.