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maison du renoncement. Un petit fainéant des Abbruzzes m’offrit son baudet, nous gravîmes les lacets de la vieille route, — c’est l’affaire d’environ cinq quarts d’heure, — jusqu’au porche de citadelle, ménagé sous une longue voûte dans les soubassemens colossaux de l’abbaye. La physionomie rébarbative de cette entrée est adoucie par le sourire serviable du frère custode, qui vous accueille sur le parvis du premier cloître. Il me conduisit à ma cellule, et me voici, depuis l’autre soir, l’hôte des fils de saint Benoît. Ils mettent toujours en pratique, j’en puis témoigner, la prescription touchante de leur fondateur, qui ordonne dans sa règle de recevoir chaque voyageur « comme s’il était le Christ, — tanquam Christus. »


I.

On a beaucoup visité le Mont-Cassin, on en a souvent et très bien parlé chez nous. Chacun connaît, au moins vaguement, la beauté, l’ancienneté, la grande signification historique et littéraire de ce lieu illustre. Cela me dispense d’une description méthodique, et je ne prétends pas être neuf en transcrivant mes impressions. Je passe, je m’asseois à la table commune des pèlerins, je prends ce qu’elle me donne.

On se rappelle que cette abbaye fut la mère de tout le peuple monastique d’Occident. Ses armes le disent : elles portent le fleuve qui s’épanche de la tour cassinienne. Saint Benoît y vint instituer sa famille en ces jours troubles et tristes du VIe siècle. C’était un de ces momens de l’histoire où les âmes lasses regardent vers le ciel, tant il leur semble qu’il n’y a plus rien à faire sur la terre, que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue ; et la tentation leur vient d’anticiper ici-bas sur la vie éternelle. Le vieux monde n’était plus, le nouveau n’était pas encore. Il n’y avait pas une patrie à défendre, pas une vérité à servir. La patrie romaine s’en était allée à Byzance; les barbares se disputaient ses lambeaux, saccageant les lieux et les souvenirs augustes; ce qui en restait était gouverné par des eunuques et amusé par des rhéteurs. Ceux qui pouvaient encore jouir jouissaient, éperdument et vite, dans l’insécurité du lendemain ; la masse des autres cherchait où fuir la grande misère de ce temps. L’espérance interrogeait en vain ces ruines, elle n’y apercevait qu’une seule étoile de primevère : la foi du Christ. Dans la sénilité, la mollesse et la menace universelles, c’était la seule chose jeune, sévère et sûre. Beaucoup s’y jetaient à