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un dernier effort, dans un renflement suprême, la Grande-Cordillère, qui, de l’Océan-Glacial arctique au pôle antarctique, déroule, sur deux mille sept cents lieues de longueur, sa puissante ossature, ses cimes étincelantes, ses volcans gigantesques, ses arêtes dentelées.

On se sent au seuil d’un monde nouveau, à l’extrémité du globe. Au sud, plus rien que l’inconnu, et un inconnu sinistre. Tous ceux qui l’ont franchi, ce cap redouté, ont subi cette impression lugubre dont la trace se retrouve jusque dans les noms donnés à ces régions désolées et mystérieuses. Adroite, la Terre de Feu ; à gauche, les Shetland méridionales ; puis, au-delà, loin, très loin derrière l’horizon embrumé, derrière d’inaccessibles barrières de glace, défendues elles-mêmes par des banquises énormes, un amoncellement de glaciers soudés par un froid terrible, plongés pendant des mois dans une nuit intense qu’illuminent seules les lueurs livides de l’Erèbe et de la Terreur, volcans entrevus dans ce royaume de la mort.

C’est bien la fin de notre monde, le vestibule sombre et froid d’un autre océan. À cette pointe extrême, entre ce cap sourcilleux et le pôle figé, il semble que l’Atlantique et le Pacifique se livrent un éternel combat, luttant de tout l’effort de leurs flots soulevés et de leurs vents déchaînés. Plus vaste, plus étendu, le Pacifique est aussi le plus puissant. Il défend cette porte qui donne accès chez lui ; il refoule au large son rival qui s’acharne, il entasse comme d’infranchissables obstacles ses vagues monstrueuses, hautes comme des maisons à cinq étages, espacées d’une lieue, murs mouvans qui se dressent en masses liquides devant le navigateur audacieux. Ou Pacifique à l’Atlantique, le passage est, sinon facile, du moins de courte durée ; les vents et le courant permettent de doubler le cap en quelques jours, parfois en quelques heures ; mais de l’Atlantique dans le Pacifique il n’en est plus de même, et, pour forcer ce passage redoutable, on prend ces mesures suprêmes que dicte, avec la conscience du danger, la résolution de l’affronter.

Que reste-t-il de ce navire coquet, à la mâture élancée et chargée de toile qui, il y a quelques jours à peine, courait, toutes voiles dehors, devant les grosses brises de l’Océan, refoulant devant lui les vagues couronnées d’écume, secouant gaîment, à le première embellie, tous les ris de ses huniers ? Ses voiles carguées, ses mâts dépassés, ses écoutilles fermées, la barre amarrée, ce n’est plus qu’une épave sur laquelle la mer se brise, balayant le pont de ses lourdes vagues ; le vent le pousse, l’orientant comme il lui plaît. Sous les coups redoublés des paquets de mer qui s’écrasent sur elle, sa membrure résonne et gémit ; ses étais de chêne grincent ; dans ses câbles raidis et couverts de givre, le vent fait entendre sa