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ses mains vides d’où s’est échappée sa lyre inutile ; Cerbère, réveillé, de ses trois gueules lui aboie furieusement aux jambes. L’expression est pathétique, le mouvement juste, l’exécution consciencieuse.

Si des allégories aussi générales et aussi connues que celles de Circé et d’Orphée peuvent être aisément présentées à un public du XIXe siècle, il n’en est pas de même des légendes secondaires de la fable antique, de celles qui ne sont familières qu’aux seuls érudits. Les artistes, les sculpteurs surtout, dont les moyens d’action sont essentiellement limités, n’ont qu’un intérêt médiocre à fouiller dans le vaste champ de la littérature et de l’érudition pour en tirer des sujets inédits. Leur art, qui parle par les formes, doit parler nettement et clairement, et si l’expression intellectuelle et morale ne leur est pas, tant s’en faut, interdite, c’est à la condition que la profondeur de cette expression n’en altère pas la simplicité. La preuve en est dans l’insuccès qui suit presque toutes les tentatives faites, de temps à autre, par des sculpteurs, pour fixer, dans le marbre ou dans le bronze, l’image complexe et fugitive d’un personnage de roman ou de théâtre. Comment, en effet, saisir, dans la durée de son rôle, un moment où les particularités de l’action antérieure deviennent si indifférentes que ce personnage se puisse présenter brusquement à nous, tout seul, avec ce caractère simple et facilement intelligible qui convient à l’image plastique ? L’Hamlet dans la scène des comédiens, par M. Zacharie Astruc, l’Hamlet sous les traits de M. Mounet-Sully ; allongé sur un tapis, cachant derrière les branches d’un éventail déployé, à travers lequel il regarde, son visage tourmenté, et rampant déjà, d’un mouvement souple et long, comme un félin à l’affût, vers la justice et la vengeance, est un souvenir intéressant d’une soirée passée à la Comédie-Française. Les traits de l’artiste excellent qui jouait Hamlet sont reproduits avec une exactitude chaleureuse ; son ajustement est traité avec vivacité et souplesse ; toute la figure est fermement modelée, l’attitude en est aussi expressive que possible. Néanmoins, devant ce personnage en action, mais isolé, on éprouve quelque gêne, parce que son action suppose forcément d’autres acteurs, et que ces autres acteurs ne sont pas là. Pour bien comprendre l’Hamlet de M. Astruc, ce n’est pas tout de saisir son attitude propre et sa physionomie particulière, il faut encore refaire, par l’imagination, les personnages qu’il épie à travers son éventail ; il faut reconstituer, par un effort de mémoire, autour de la forme réalisée, toute une série de formes idéales qui ne sont pas même indiquées. La plupart des sujets empruntés trop directement à la littérature présentent les mêmes inconvéniens ; en demandant à l’esprit un effort au lieu d’offrir aux yeux un plaisir, ils détournent l’art de son rôle naturel. Une statue dont l’attitude ne s’explique