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timidité d’esprit ? On ne peut guère en soupçonner un penseur qui ne reculait pas devant des exécutions en apparence moins téméraires. Je croirais plutôt que ce fut chez d’Argenson une précaution prise pour rassurer le souverain sur la diminution que l’étendue et l’intégrité de son pouvoir pourraient souffrir de l’introduction du principe démocratique dans l’état ; car, on a peine à le croire, mais il n’y a pas à en douter, ce plan gigantesque de réforme, qui touchait à la base de la société monarchique tout entière, ce n’était pas chez d’Argenson une œuvre d’imagination, une république de Salente ou d’Utopie destinée à rester toujours à l’état de rêve. Très sérieusement, il avait conçu le dessein et n’abandonnait pas l’espérance de le faire adopter de bonne grâce, non-seulement par Louis XV, mais par Fleury en personne, qui vivait encore quand le document fut écrit. Tout le travail, en effet, est préparé comme s’il devait être présenté le lendemain à la signature royale. C’est un édit en trente-cinq articles, portant en tête un préambule tout rédigé où Louis, quinzième du nom, roi de France et de Navarre, au nom de l’autorité qu’il tient de Dieu seul, fait connaître à ses peuples ses intentions pour assurer leur bonheur. Le lieu et l’heure de la promulgation solennelle sont également prévus ; ce doit être à Reims, dans la cathédrale, avec tout l’éclat et toute la solennité des cérémonies du sacre. Puis une série de notes détachées indique la voie qu’il faudra suivre pour amener le roi, sans lui dire où on le conduit, à souhaiter lui-même l’émancipation de ses sujets. C’est par l’intérêt que le roi prend à l’agriculture qu’il faut le conduire insensiblement à des mesures dont l’effet sera de la faire fleurir. Viennent ensuite les objections prévues et leur réfutation : entre autres cette difficulté que l’auteur se pose consciencieusement à lui-même : un état quasi-républicain, établi sur la surface d’un pays, peut-il être compatible avec l’autorité souveraine d’un monarque héréditaire ? A quoi l’auteur ne trouve guère à faire d’autre réponse que d’affirmer qu’un roi ne peut jamais souffrir de ce qui fait le bonheur de ses peuples, et que, pour qu’un règne soit florissant, il faut que

Rome soit toujours libre et César tout-puissant[1].

Ce qui prouverait d’ailleurs, au besoin, qu’en s’élevant par l’imagination dans ces régions d’une politique idéale, il n’entendait

  1. Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, par le marquis d’Argenson. Amsterdam, 1784, p. 196 à 200, et passim. — Mémoires de d’Argenson, publiés par son petit-neveu chez Janet, 1758, t. V, p. 301 et suiv. — Cette édition, assez fautive, et en général beaucoup moins complète que celle qui a été publiée par la Société de l’histoire de France, renferme pourtant des notes et des correspondances tirées d’archives de famille qui ne se trouvent pas dans cette dernière.