Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/856

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvoir sans terre. Aujourd’hui, la terre de l’église ne serait plus qu’un gage de saisie, une bonne prise pour ces pouvoirs officiels qui resteront chaque jour plus désarmés devant sa puissance morale. Le gouvernement temporel de son état l’exposerait de nouveau aux attaques de ses détracteurs. Maîtresse de cet état romain, elle continuerait d’être ce collège de diplomates italiens qui ne se conçoit plus à la tête de la future église catholique, dans un monde transformé. Même dans une alliance avec le royaume d’Italie, phase inévitable par laquelle la papauté passera tôt ou tard, je vois un danger pour son action catholique ; elle restera trop exclusivement italienne. Je n’ai garde de méconnaître la place que tient dans le monde cette illustre nationalité. Mais considérez ce que sera le monde dans un demi-siècle, un rien de durée pour une institution comme l’église.

Il y aura dans cinquante ans, les calculs les plus modérés de la statistique l’établissent, 125 millions d’habitans dans l’Union américaine, sans parler du Canada qui peut s’y rattacher, et au moins autant dans la Russie. Ces deux états réunissent ensemble 35 millions de kilomètres carrés, terres neuves et pour une bonne part nourricières inépuisables, alors que la superficie de notre continent sans la Russie n’atteint pas 5 millions. Le nombre et la rapidité croissante des moyens de communication amènent ces deux colosses-sur nous. La pauvre petite Europe, déjà incapable de soutenir contre eux la concurrence économique, impuissante à nourrir sans eux ses populations, usée par la tension de son travail, déchirée par ses luttes intestines, accablée par des armemens trop lourds, — la vieille petite Europe, perdue entre ces masses compactes dans l’univers renouvelé, n’y tiendra guère plus de place qu’un noyau desséché dans la pulpe d’un gros fruit. Nous avons vu tout à l’heure comment l’Europe était employée dans notre siècle à faire la conquête du globe ; les conquérans ne travaillent jamais pour eux-mêmes ; au siècle où nous allons entrer, l’Europe va diminuer d’importance et pour ainsi dire se dissoudre dans sa conquête ; son âme, cette âme supérieure de l’humanité que nous étions habitués à localiser sur ce coin de la planète, va se répartir sur des étendues qui modifieront radicalement l’ancienne optique de l’histoire. Et il n’y a point à nous leurrer des souvenirs de l’antiquité, à espérer que nous maintiendrons l’équilibre par une civilisation supérieure, comme la Grèce vis-à-vis des masses barbares. Rien de pareil n’est possible aujourd’hui, avec la suppression des distances et l’unité de civilisation. Dans la lutte pour la vie, telle qu’elle est organisée chez les peuples modernes, l’Amérique est en avance sur nous, la Russie ne tardera pas à nous rattraper. On peut juger quelle sera