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même victorieux partout, à n’être maîtres nulle part. Mais si cette dispersion de forces pouvait encore se justifier quand on avait à défendre en Allemagne un souverain en possession, appuyé sur une puissance propre, au moins nominale, et rangeant autour de lui un parti d’amis et d’alliés tout constitué, c’était une imprudence inexcusable quand il s’agissait, au contraire, d’y créer de toutes pièces une souveraineté et des alliances nouvelles. A l’appui d’une telle prétention, il ne fallait épargner ni un bataillon ni un écu. Donc plus de regards tournés vers les Pays-Bas ou vers l’Italie, dût-on même abandonner les positions déjà prises. C’est sur le Rhin et le Danube qu’il fallait fondre avec tout ce qu’on avait de troupes à mettre en ligne, sous la conduite du meilleur général qu’on pût désigner.

Mais où était-il, le capitaine en état de commander une telle expédition ? Où était-il, même le politique en état d’en concevoir le plan ? Il est douteux que Belle-Isle lui-même, s’il eût été présent au conseil, au lieu d’être traîné en captif à cette heure décisive, sous la garde des dragons hanovriens, eût eu l’audace d’en réclamer l’honneur et d’en prendre la charge. En tout cas, il n’eût pas joué une telle partie, — éclairé comme il l’était par une douloureuse expérience, — sans se faire munir d’avance de tous les moyens suffisans pour ramener et dompter la fortune, c’est-à-dire sans exiger qu’on mît entre ses mains, à l’exclusion de tout autre objet, toutes les ressources pécuniaires et militaires que le trésor et la population de la France pouvaient fournir et que quatre années de guerre n’avaient point épuisées. Il n’aurait pas consenti à franchir de nouveau le Rhin sans qu’on lui eût promis de mettre sous ses ordres Saxe et Conti, ramenant avec eux tout ce qu’il y avait encore de soldats français dans les plaines de Flandre ou au-delà des Alpes. Peut-être qu’alors, effrayé de cette perspective, tout le conseil eût reculé devant l’étendue de l’effort et du sacrifice. Mais en l’absence du seul homme qui pût mesurer les difficultés de la tâche, personne ne se trouva pour mettre ainsi, en quelque sorte, le marché à la main à Louis XV et poser nettement l’alternative entre deux lignes de conduite qu’il n’était plus possible de concilier sans les compromettre l’une et l’autre. Ceux qui, au fond, désiraient la paix, n’osèrent pas dire tout haut que le seul moyen de l’acheter à bon compte de Marie-Thérèse, c’était de renoncer tout de suite à lui disputer l’empire ; ceux qui persistaient à vouloir combattre la candidature autrichienne osèrent peut-être encore moins provoquer l’énergique concentration de forces, qui seule pouvait lui barrer le chemin. Comme, des deux parts, il y avait une responsabilité grave à assumer, personne, pas plus pacifiques que belliqueux, n’osa aller hardiment jusqu’au bout de sa pensée.