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nation ne m’en a pas voulu, parce qu’elle a su que je m’y étais opposé de tout mon pouvoir… Je ne puis vous faire assez d’éloges de la fermeté d’âme du roi et de sa tranquillité. Il n’a troublé mes opérations par aucun ordre opposé aux miens, ce qui est le plus à redouter de la présence d’un monarque entouré d’une cour qui voit souvent les choses autrement qu’elles ne sont[1]. »

C’est encore un autre sentiment qui s’exprime dans une lettre demeurée fameuse du marquis d’Argenson à Voltaire. A l’arrivée du courrier qui apportait la nouvelle à Versailles, Voltaire, déjà chargé officiellement de célébrer les hauts faits du règne, ne perdit pas un instant pour se mettre à l’œuvre. — « Ah ! le bel emploi pour un historien ! écrit-il sur-le-champ à d’Argenson ; depuis trois cents ans, les rois de France n’ont rien fait de si glorieux. Je suis fou de joie. Bonsoir, Monseigneur. »

« Monsieur l’historien, répond d’Argenson, vous avez dû apprendre dès mercredi au soir la nouvelle dont vous nous félicitez tant… Ce fut un beau spectacle que de voir le roi et le dauphin écrire sur un tambour, entourés de vainqueurs et de vaincus, morts, mourans et prisonniers. Le vrai, le sûr, le non flatteur, c’est que c’est le roi qui a gagné lui-même la bataille par sa volonté et par sa fermeté. Vous aurez des relations et des détails. Vous saurez qu’il a eu une heure terrible où nous vîmes le second tome de Dettingue : nos Français humiliés devant cette fermeté anglaise ; leur feu roulant qui ressemblait à l’enfer, qui j’avoue rend stupides les spectateurs les plus oisifs ; alors on désespéra de la république… A cela, le roi se moqua de tout… Votre ami M. de Richelieu est un vrai Bayard. C’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs ou comme des fourrageurs ; pêle-mêle, la main baissée, le bras raccourci, maîtres, valets, officiers, cavalerie, infanterie, tous ensemble,.. et à cette charge dernière dont je vous parle, n’oubliez pas une anecdote. M. le dauphin, par un mouvement naturel, mit l’épée à la main de la plus jolie grâce du monde, et voulait absolument charger. On le pria de n’en rien faire. Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude trop tôt acquise de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des mourans agonisans, des plaies fumantes. Pour moi, j’avouerai que le cœur me manqua et que j’eus besoin d’un flacon. J’observai bien nos jeunes héros ; je les trouvai trop indifférens sur cet article. Je craignis, pour la suite de leur longue vie,

  1. Maurice de Saie au chevalier Folard, 1er mai 1745. — (Ministère de la guerre.) — La dernière phrase est tirée d’un récit fait au contrôleur-général, qui était joint à cette lettre, et qui est imprimé tout entier dans l’appendice au Journal de Luynes.