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La vigueur imprévue de l’attaque du maréchal de Saxe, tombant à Bruxelles au milieu d’un concert de prévisions flatteuses, causa bien un instant d’étonnement, mais sans ébranler ni la confiance que le jeune général avait en lui-même, ni celle qu’on plaçait en lui. Transmise promptement de Bruxelles à La Haye, où se tenait encore une petite conférence diplomatique en permanence autour de Chesterfield (qui ne voulait pas partir avant de connaître l’issue des événemens), la nouvelle y causa plus de satisfaction que d’inquiétude. On était convaincu qu’en s’avançant sur le territoire flamand, le maréchal de Saxe se mettait en prise et courait à sa perte. — « Le ministre de Sardaigne, le plus passionné de la clique, écrit le chargé d’affaires La Ville, se promenant hier dans une des salles de la cour où l’on conserve les étendards pris sur la France à Ramillies et à Malplaquet, disait hautement qu’on allait remplacer ces vieilles guenilles par des trophées plus modernes et plus brillans… » — L’envoyé de l’électeur de Cologne, dînant chez l’envoyé anglais, lord Chesterfield, avec une compagnie nombreuse, demanda à qui appartiendraient les prisonniers que les alliés allaient faire sur les Français. Chesterfield seul était moins exalté, et, peu confiant dans les mesures prises par ses alliés, il lui arrivait de dire à l’oreille qu’on ne savait jamais ce qui arriverait à un char attelé d’un cheval, d’un âne et d’un singe ; mais, ce soir-là, ne voulant décourager personne, il se borna à répondre cette phrase un peu ambiguë : — « Le dé est jeté, nous jouons à quitte ou double ; il n’y a communément que les coups hardis qui réussissent. »

Quant à Cumberland, son plan était fait : pendant qu’il battait Maurice et les Français sur l’Escaut, le duc d’Arenberg en ferait autant du prince de Conti sur le Rhin, et les deux armées victorieuses, entrant ensemble sur le sol français, se donnaient rendez-vous pour s’embrasser à Paris. — « J’y serai, disait-il, ou je mangerai mes bottes. » — Le propos fut tenu assez haut pour être rapporté au maréchal de Saxe, qui dit en souriant : — « Voilà un Anglais un peu Gascon, mais s’il tient à manger ses bottes, nous nous chargeons de les lui apprêter. »

Ces forfanteries, tout en prêtant à rire, n’en annonçaient pas moins chez le jeune prince l’intention sérieuse de marcher droit à Tournay pour interrompre les opérations du siège. Maurice crut donc devoir donner avis à Versailles que l’action décisive pouvait s’engager plus tôt et plus vivement qu’on ne s’y attendait. — « Je n’ouvre pas moins la tranchée demain soir, écrivait-il au ministre [1].

  1. La Ville, chargé d’affaires, à d’Argenson, 7-14 mai 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères )