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parti. On s’estimait trop heureux à Londres d’avoir mis la main sur l’instigateur et le confident de tous les desseins ambitieux de la France, le perturbateur du repos public, l’auteur de tous les maux dans lesquels l’Europe se débattait. Non-seulement on ne le lâcherait pas, mais on allait s’assurer tout à fait de sa personne en le faisant conduire en Angleterre. « C’est mon ennemi personnel et celui de ma maison, avait dit le roi George ; je connais ses ruses et ses desseins, et je sais comment je dois le traiter. » Tous les ministres de ses alliés à sa cour, et particulièrement celui d’Autriche, insistaient vivement pour qu’il ne se dessaisît pas d’une si bonne prise. Il devenait très grave pour Frédéric de faire, par voie diplomatique, des réclamations qu’il savait repoussées d’avance. Aussi Valori eut-il le regret de trouver que le roi, qu’il avait laissé si désireux, si impatient de voir arriver Belle-Isle, prenait avec une froideur indifférente la déception qui le privait de sa présence. Loin de s’irriter ou de s’attendrir, il s’étendait avec une pointe de raillerie sur les circonstances étranges de l’incident. « Pourquoi donc avoir pris par le Hanovre quand tout le monde l’aurait averti de n’en rien faire ? Et pourquoi s’être déclaré prisonnier de guerre et s’être dépouillé ainsi soi-même du caractère diplomatique ? D’ailleurs, si Belle-Isle était ambassadeur de quelqu’un, c’était de l’empereur ; c’était à l’empereur à réclamer : lui, roi de Prusse, n’avait pas à s’en mêler, » et comme Valori, insistant avec chaleur, représentait que le maréchal prisonnier n’était encore qu’à quelques lieues de la frontière prussienne, et que, pour le conduire à un port d’embarquement, le gouvernement électoral ne disposait probablement que d’une faible escorte qu’il serait aisé d’arrêter au passage, ce qui ne serait, après tout, qu’user de représailles et opposer la force à la force : « J’ai bien assez d’affaires et d’ennemis, dit le roi d’un ton sec ; quand on n’est pas en état de frapper, il ne faut pas menacer. » A grand’peine put-on le décider à faire écrire une lettre de chancellerie, très froide et où le plus grand soin était apporté à ne blesser en rien le roi d’Angleterre ; mais en même temps il prenait la plume pour écrire lui-même au roi de France, afin de lui demander, à la place de Belle-Isle, l’envoi d’un autre officier supérieur avec qui il pût concerter leurs desseins communs. « Je suspends, d’ailleurs, mon jugement, sur l’affaire du maréchal de Belle-Isle ; Votre Majesté saura mieux que personne comment il lui convient de la prendre[1]. »

  1. Valori au roi, 26 décembre 1744. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Mémoires de Valori, t. I, p. 208-209. — Frédéric à Louis XV, 26 décembre 1744. Pol. Corr., t. III, p. 208-209. — Droysen, t.III, p. 402.