Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui contenait deux de ses gentilshommes, fit son entrée avec tous ses équipages dans la cour de la maison de poste d’Elbingerode, s’attendant à trouver ses chevaux tout garnis et les postillons prêts à partir. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant, au contraire, cette petite enceinte à peu près remplie par cent cinquante hommes de mauvaise mine, dont quelques-uns à peine portaient l’uniforme de gardiens de police ; le plus grand nombre étaient des paysans armés de fusils de chasse. A peine la dernière voiture eut-elle passé le seuil que la porte fut fermée avec bruit ; et, dans un coin de la cour, Belle Isle put apercevoir ses courriers arrêtés et gardés à vue. Un homme s’approcha alors de lui d’un air rogue et insolent, et, se faisant connaître pour le bailli d’Elbingerode, lui demanda qui il était et s’il était muni d’un passeport. « Je n’ai que faire de passeport, dit le maréchal avec indignation, et vous savez bien qui je suis. — Je n’ai rien à savoir, répliqua le bailli ; mes ordres sont d’arrêter toute personne qui essaiera de traverser le pays sans passeport. Si vous n’en avez pas, vous trouverez bon que je fasse ce qui m’est commandé. — Mais je suis Français, prince de l’empire, maréchal de France et ambassadeur. — Monsieur, un passeport vaudrait mieux que tous ces titres. Si vous n’en avez pas, je vous demande votre épée. — Mon épée, y songez-vous ? — Oui, monsieur, votre épée ; ces gens que vous voyez sont tous chasseurs et très bons tireurs. Je vous avertis qu’ils ne visent pas deux fois au blanc : si vous résistez, ils tireront, et je ne réponds de rien. »

La résistance était impossible. « Prenez-la donc, dit le maréchal en tendant l’épée, et me voilà prisonnier de guerre de Sa Majesté britannique. » C’était un moyen honorable de céder à la force, mais la parole était inexacte et imprudente, car c’était le roi d’Angleterre qui était en guerre avec la France et non l’électeur de Hanovre, prince de l’empire et neutre en cette qualité. De plus, Belle-Isle avait en poche des lettres, non-seulement du roi de France, mais de l’empereur, qui l’accréditaient et lui donnaient pouvoir pour traiter avec le roi de Prusse et divers états d’Allemagne ; un ambassadeur ne peut être un homme de guerre, et sa liberté tout au moins est sous la sauvegarde des immunités diplomatiques[1].

Quel que fût le droit, le fait était là ; il fallait obéir. Le bailli, ne voulant pas rester chargé de sa capture, enjoignit au maréchal, qui avait mis pied à terre, de remonter en voiture, en donnant tout haut à

  1. Belle-Isle au roi de Prusse, 34 décembre 1744. — Journal de l’arrestation du maréchal de Belle-Isle, tenu par ses ordres. — Récit de l’arrestation du maréchal de Belle-Isle, dans un mémoire présenté pour sa défense au gouvernement anglais. (Ministère de la guerre.)