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pourrait même être un péril public aujourd’hui. De quelque façon qu’on procède, quelque habileté que M. le ministre de la guerre se flatte de déployer, cette réorganisation qu’on médite, qui touche à tout, exigera plusieurs années, et, pendant ce temps, la réorganisation sera une vaste désorganisation, l’incertitude sera partout ; la discussion même de la loi met l’indécision dans l’armée. Ce serait, en vérité, la plus étrange des aberrations de tenter cette aventure dans un moment où la France reste en face d’un danger permanent et peut avoir à toute heure à déployer ses forces pour sa défense. Au fond, on le sent bien, mais on n’ose pas avouer qu’on renonce provisoirement à la loi. On voudrait au moins se réserver quelque popularité, en ayant l’air de discuter sur la réduction des années de service, sur l’abolition du volontariat, sur l’enrôlement des séminaristes, et c’est ainsi que l’esprit de parti se retrouve toujours, subordonnant à ses calculs ou à ses fantaisies les intérêts les plus essentiels du pays. Le mal est là, et, dans les affaires militaires comme dans les finances, c’est la politique de parti qu’il faut combattre, en lui opposant la politique des intérêts nationaux de la France.

Toutes les nations de l’Europe ont sans doute aussi bien que la France leur tâche laborieuse et leurs embarras. Elles poursuivent à leur manière, dans les conditions qui leur sont propres, cette œuvre intérieure qui recommence sans cesse pour elles comme pour nous. L’Angleterre n’est pas près d’en finir avec l’Irlande, à en juger par les luttes passionnées des partis qui tiennent en échec le ministère et le parlement. La Russie, avec toute la puissance de son autocratie, n’a pas facilement raison des nihilistes dont on fait en ce moment le procès et dont le fanatisme défie les répressions. L’Autriche se débat dans ses conflits de nationalités, qui se ravivaient hier encore entre Tchèques et Allemands, en plein parlement de Vienne. L’Allemagne finit par accepter tout ce qu’on lui demande, et les charges militaires et les impôts nouveaux, parce qu’elle est sous la rude main d’un chef accoutumé à vaincre les résistances. Tous les pays ont leurs difficultés intimes, leurs budgets embarrassés, leurs crises morales ou sociales. C’est l’éternelle condition des peuples aux prises avec la vie ! Le spectacle est souvent curieux, mais ce n’est point là ce qu’il y a de plus frappant, de plus caractéristique aujourd’hui. Il y a autre chose encore, il y a la crise indéfinissable du monde européen, l’état général d’un continent qui s’agite sans trop savoir où il en est, quelle force mystérieuse le mène et où il va, qui sent seulement que tout est trouble et mobilité dans ses affaires. Ces incidens mêmes qui se succèdent, qui éclatent pour ainsi dire à l’improviste de temps à autre, et qui fort heureusement jusqu’ici ont fait moins de mal que de bruit, ces incidens ne sont visiblement que les signes d’une situation sans fixité et sans garanties, où l’on sent que tout va à l’aventure. Jamais la diplomatie