Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/472

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où elles ont mené; on y découvre certains germes, selon nous mortels, mais des germes seulement. En dépit de longueurs et de lenteurs considérables, en dépit d’excès divers, qui pourraient bien empêcher longtemps encore chez nous la vraie popularité d’un art comme celui-là, Lohengrin est une conception de génie, le rêve d’une imagination grandiose et le travail d’une science prodigieuse. Si, après certains opéras de Wagner, on ne saurait taire ses impatiences et ses révoltes, après Lohengrin, quand les ombres du second acte ont disparu dans les clartés du troisième, on ne peut taire son émotion et son enthousiasme. L’esprit humain n’est pas tout d’une pièce : il peut aimer Lohengrin et répudier Rheingold ou les Maîtres chanteurs. Bien des gens ont acclamé 89 et détesté 93.

Nous voulons, avant de terminer, offrir à M. Lamoureux un hommage de sympathie et de reconnaissance. Autant que l’amour de l’art, l’amour de la patrie est intéressé à ce qu’une œuvre allemande soit représentée en France mieux qu’elle ne l’a jamais été en Allemagne, au moins devant nous. Jamais orchestre, jamais chœurs d’aucun théâtre n’ont approché des chœurs et de l’orchestre entendus l’autre soir. Cet orchestre semblait un merveilleux instrument aux mains d’un grand artiste : il avait la puissance, l’éclat fulgurant; il avait la délicatesse et la grâce. Les chœurs chantaient à pleines voix, et ces voix étaient justes et fraîches : l’arrivée de Lohengrin a été rendue avec une précision et une animation incomparables. Les solistes n’ont pas paru tous dignes de l’ensemble. M. Van Dyck a surtout du zèle, sa voix est moins bonne que sa prononciation; mais il faut faire crédit à son inexpérience. M. Blauwaërt est meilleur, Mme Duvivier et M. Couturier, plus mauvais. M. Auguez est excellent; il a chanté le rôle ingrat du héraut avec beaucoup de style, en artiste consciencieux et distingué. Quant à Mme Fidès-Devriès, elle ne mérite que des éloges. On ne peut rendre avec plus de poésie la grâce douloureuse d’Elsa. Au premier acte, elle a chanté la vision dans l’extase avec des demi-teintes exquises; elle a trouvé pendant l’adieu de Lohengrin au cygne des nuances de physionomie et des attitudes extrêmement heureuses.

Mais la personnalité artistique qui doit se dégager ici, c’est celle de M. Lamoureux; c’est lui qui perd le plus en cette affaire, et qui gagne le plus. Il a montré une fois ce dont il est capable; peut-être arrivera-t-il à le montrer encore, et plus longtemps. Il pourrait tenir avec plus de sérieux et de conviction le langage de je ne sais quel personnage de Topffer, déclarant « que les fureurs d’une populace imbécile ne changeront rien à ses convictions intimes. » Il faudrait à notre époque un peu plus de ces hommes-là.


CAMILLE BELLAIGUE.