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non de remords. Elle se tait longtemps encore, mais sur une longue note mélancolique, sa voix se pose enfin. A la brutale accusation de Frédéric, devant tous ces hommes farouches, elle répond par le frêle récit d’un rêve. C’est pour elle-même, pour elle seule qu’elle chante. Elle a prié, pleuré, murmure-t-elle avec une douceur infinie; soudain elle a entendu des concerts divins. Ses yeux croient revoir l’apparition céleste, le chevalier à l’armure d’argent qui viendra la défendre. Tout cela est très beau, d’une beauté simple et touchante. Quand Elsa dépeint son héros, un thème guerrier sonne à l’orchestre, mais tout bas encore, comme dans un songe; quand elle avoue son espérance, la phrase s’épanouit avec tendresse, la jeune fille semble retenir les notes une à une, et ne les quitter qu’à regret. Par une orchestration aussi délicate, par des harmonies aussi douces, par des chants aussi légers, l’extase d’Elsa ne saurait être troublée. « Je me soumets, dit-elle, au jugement de Dieu. » — « Mon chevalier, s’il est vainqueur, ceindra la couronne au pays de mon père, » et elle ajoute avec abandon : « s’il veut se nommer mon époux, je lui donne tout ce que je suis. » Ces derniers mots surtout sont notés avec une pudeur exquise.

Deux appels du héraut au champion d’Elsa sont restés sans réponse. Alors l’orchestre s’émeut, un chant de clarinette le traverse, éperdu. Elsa, pour la première fois, s’effraie du péril imminent, et, tombant sur les genoux, elle crie vers le sauveur que lui a promis son rêve. L’élan est superbe, soutenu par une grave prière des femmes. Tout à coup la voix d’Elsa reste comme suspendue. Du trémolo des violons le thème martial de Lohengrin se détache, à peine perceptible encore : là-bas, sur le fleuve, un point brillant apparaît ; il approche et la foule l’aperçoit : Voyez ! — Un cygne ! — Il traîne une nacelle ! — Dans la nacelle, un chevalier! — Il vient! Il vient! — Les cris se croisent et se répondent; de seconde en seconde, le frémissement de l’orchestre est plus intense, et la fanfare sonne plus triomphale. Le peuple court au rivage, que Lohengrin touche déjà. Une immense acclamation éclate : Miracle ! Le ciel a fait un miracle ! — Et le crescendo, un de ces crescendo si terribles qu’on se lèverait presque pour les voir, se termine par une foudroyante descente de syncopes, abîmée dans un brusque silence.

Sans emphase de ténor, sans cri et sans mélodrame, un pied encore dans la nacelle, Lohengrin adresse au cygne qui l’a conduit un mélancolique adieu; phrase célèbre, inspiration de génie, et d’un génie nouveau, qui par le ici comme on n’avait pas parlé avant lui. Un regret étrange, je ne sais quelle tristesse attirante, la véritable Sehnsucht allemande emplit ces quelques mesures. Dirons-nous que cette impression tient au petit espace vocal dans lequel se meut la mélodie, aux cadences successives sur la dominante, à l’absence de tonique?