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Mon chant va te bercer, égal et lent d’abord
Comme un chant de nourrice,
Pour te faire oublier des blessures du sort
Même la cicatrice,

Pour effacer en toi du récent souvenir
La tache encore noire,
Pour qu’il ne reste plus même une ombre à bannir
Du fond de ta mémoire,

Pour qu’un rêve calmant délivre ton cerveau
De la pensée ancienne,
Et que des vieux soucis rien dans ton cœur nouveau
Désormais ne revienne !

Dans les profondes eaux d’un murmurant Léthé
il faut que tu te plonges.
Comme il faut bien dormir pour être visité
Par l’essaim des beaux songes ;

Et quand des jours mauvais ne te hantera plus
L’image évanouie,
Tu goûteras entier le bonheur des élus
Révélé par l’ouïe !

Alors tu sentiras se lever doucement
L’opaque et lourd rideau qui te voile à toi-même,
Éclore dans ton âme une aube vague et blême,
Puis croître et resplendir l’intime firmament.

Grand comme l’autre ciel, celui-là se déploie
Ensoleillé d’amours, et d’espoirs étoile,
Ouvrant de toutes parts, comme l’autre peuplé,
À d’innombrables vœux des abîmes de joie !

Ces amours, ces espoirs dormaient inaccomplis,
Et ma voix de leur tombe en vibrant les exhume ;
La musique ressemble au soleil, qui rallume
Les spectres des objets dans l’ombre ensevelis ;

Ce qu’en l’espace font la lumière et la flamme
Qui donnent à la fois couleur et force au corps,
Pour donner forme et vie aux rêves, les accords,
Émules des rayons, le font aussi de l’âme !