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REVUE DES DEUX MONDES.


« Qu’est-ce qu’un recruteur? dit un contemporain[1]. Trop souvent ce n’est qu’un homme ivrogne, débauché, sans mœurs et sans probité ; trop souvent ce même homme emploie la violence, la fraude et la friponnerie, quelquefois même le crime, pour enrôler des dupes ou des gens timides. De là des enfans trompés et que leur crédulité perd, des hommes plus raisonnables, mais aussi crédules, dont on surprend le consentement après avoir aliéné leur raison au moyen du vin pris avec excès ;.. presque point enfin qui soient engagés de leur propre volonté et avec le consentement de leurs pères. »

Le portrait n’est pas flatté; il est vrai qu’il faut toujours un peu se défier des portraits, témoin le fameux paysan de Labruyère. Observons, en outre, qu’il ne s’agit ici que d’une catégorie de recruteurs et de la pire, celle des racoleurs de barrières. Il y en avait une autre heureusement, et celle-là fort honorable. Elle se composait d’officiers en congé, qui étaient tenus, d’après les ordonnances, à ramener avec eux au régiment un certain nombre d’hommes levés dans leur pays, Cette obligation ne laissait pas d’être onéreuse; car, outre la difficulté de trouver des recrues dans les campagnes, il fallait souvent les nourrir et les garder jusqu’à leur entrée au corps ; il fallait les y conduire ou leur donner un conducteur à prix d’argent. Enfin, en cas de désertion, l’officier était doublement puni : d’une part, il perdait ses frais; de l’autre, il subissait une retenue sur sa solde pour n’avoir pas fait son nombre d’hommes. Quant à la valeur physique et morale de ces derniers, et quant à la régularité des engagemens par lesquels ils se liaient, ce n’était pas de la faute de l’administration si parfois elles laissaient à désirer. Les dernières ordonnances, en effet, notamment celle du 20 juin 1788, avaient pris les plus sages précautions « pour écarter des enrôlemens jusqu’à l’ombre de la fraude et de la violence[2], » et pour éviter que les recruteurs, militaires ou autres, n’acceptassent des sujets indignes ou débiles.

Par exemple, il était fait défense à tout officier, bas officier ou soldat, et à tout recruteur ou particulier faisant des recrues, d’engager aucun homme par surprise, force ou menace, le tout à peine de nullité, de perte de tous les frais et de punition plus grave, suivant le cas; défense à tout marchand de vin, cabaretier, traiteur ou autre de souffrir qu’il soit fait chez lui aucun engagement par violence, et « sera tenu dans ce cas d’avertir sur-le-champ le commissaire des guerres ou le magistrat le plus prochain; » défense d’enrôler les vagabonds, les mendians et les hommes passés par les verges ou

  1. Servan, le futur ministre de la guerre.
  2. La Tour du Pin, Mémoire sur l’organisation de l’armée.