Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/331

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

invoquait et compromis la garantie du cabinet britannique, il s’efforça, à grands renforts de sophismes et de prétextes (dont une lettre autographe de Frédéric lui avait fourni une provision), de démontrer que l’invasion de la Bohême n’avait pas été un acte d’agression véritable, mais une précaution de défense légitime prise contre les vues menaçantes et les pièges de la politique autrichienne. « J’entends, dit Chesterfield en souriant ; en réalité, vous demandez tout et vous n’offrez rien, car la Silésie n’est plus à vous depuis que vous avez vous-même déchiré le traité qui vous la donnait. Je doute fort en effet (et Grotius, s’il revenait au monde, penserait, j’en suis sûr, comme moi) que des craintes bien ou mal fondées, des rumeurs plus ou moins certaines, puissent servir de raison suffisante pour entrer à main armée chez le voisin. Les traités les plus solennels ne seraient que des chiffons de papier si de tels motifs autorisaient à les rompre. » — « Je lui dis tout cela, écrivait lord Chesterfield lui-même, en prenant soin de rester aimable et même respectueux dans mon langage, de manière à le faire parler sans crainte, et je reste convaincu que, si on garantit au roi de Prusse la Silésie, il ne demande au fond pas autre chose[1]. »

Frédéric, relevant la balle, répondit courrier par courrier : « Je laisse aux rhéteurs et aux jurisconsultes à disputer sur les mots et à décider qui a été l’agresseur, de la reine de Hongrie ou moi. Il n’y a pas de roi de Prusse qui n’eût fait comme moi… Et dans tout contrat, quand tout l’avantage est d’un côté et rien de l’autre, la disparate rompt l’engagement. Faites donc savoir à lord Chesterfield, avec toute la politesse imaginable,., que si je trouve toutes les portes fermées en Angleterre, je mettrai mes ressources dans l’alliance de la France, dans les conjonctures qui peuvent changer en ma faveur, et dans mon courage… Mais priez-le de croire que je n’en estimerais pas moins sa personne en combattant ses principes[2]. »

Voilà parler, et c’est ainsi qu’on mène une affaire quand on sait ce qu’on veut et où l’on va. Chesterfield n’eût-il été que juge des coups et spectateur désintéressé, que, recevant ainsi, en partie double, les confidences de deux alliés dont l’un était visiblement la dupe de l’autre, il eût donné la palme de l’habileté, sinon de la loyauté, au moins scrupuleux des joueurs. Mais de plus, ayant tout intérêt à rompre l’alliance de la France et de la Prusse, il était tout simple qu’il se rapprochât de celle des deux parties qui offrait

  1. Chesterfield à Harrington. (Correspondance de Hollande. — Record Office. — Frédéric à Podewils, 22 février 1745. Pol. Corr., t. IV, p. 44-47.
  2. Frédéric à Podewils, 21 février 1745. Pol. Corr., t. IV, p. 67-69.