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continent, formant partout des relations étendues et affectueuses, et nulle part plus qu’à la cour de France, où il conservait de véritables et même de tendres amitiés : écrivant purement notre langue et la parlant sans accent, il restait Français d’habitude, sinon de cœur. La société française était à ses yeux un type de politesse et d’élégance, dont il accusait volontiers ses compatriotes, mal dégrossis, de ne pas sentir le charme, et dont il professait en toute occasion l’admiration et presque le culte. Malgré la guerre déclarée, il continuait à faire élever à Paris, sous la garde d’une dame du grand monde de ses amies, un fils très chéri, fruit des amours de sa jeunesse, uniquement pour lui faire apprendre les belles manières, espérance qui, pour le dire en passant, a été (comme on sait) complètement trompée. Ce parfait courtisan, cet honnête homme par excellence, ce grand-prêtre des grâces, comme on l’appelait, n’était donc rien moins qu’un foudre de guerre et ne ressemblait nullement à un missionnaire pressé de prêcher une croisade, surtout contre son pays de prédilection. Il était clair que tout en faisant un appel aux armes, il était homme, si des paroles de paix circulaient en l’air autour de lui, à les saisir au passage et à ne pas les laisser tomber à terre.

C’est ce qui fut compris tout de suite et plus encore à Berlin qu’ailleurs. Chesterfield n’était pas encore débarqué que le jeune Podewils avait déjà reçu l’ordre de se rendre auprès de lui avec une politesse empressée, afin de l’assurer de l’estime que le roi de Prusse professait « pour la beauté de son génie et le mérite de son caractère, et du désir qu’il éprouvait d’être de ses amis. » Puis, pour aller vite et droit en besogne, il devait ajouter que ce qui confirmait le roi dans ces sentimens, « c’était la connaissance qu’il avait de la manière de penser modérée et raisonnable du lord anglais sur les circonstances présentes ; » et enfin il lui était généralement recommandé de faire ces démarches avec assez de discrétion pour que l’envoyé de France n’en fît pas la remarque[1].

D’Argenson voyait et traitait les choses de plus haut. « Pour la première lettre que j’écrirai à M. de La Ville (dit-il, dans une de ses notes où il résumait d’avance pour lui-même sa propre pensée), il faut dire que milord Chesterfield, qui va arriver à La Haye, n’est point ennemi de la France, à ce qu’on m’assure ; au contraire, il est dans le système de nous allier à la nation britannique comme cela a été pendant la régence ; que cet Anglais est homme doux et

  1. Pol. Corr., t. IV, p. 15-19-20. — Frédéric à Podewils, 18-21 Janvier 1745. Comme on le voit par ces dates, les avances de Frédéric à Chesterfield avaient même devancé la mort de l’empereur.