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l’opinion de Frédéric était la première chose à connaître ; mais c’était là aussi le point qu’il était le plus difficile de démêler, bien qu’il ne fût pas tout à fait impossible de le deviner. Dès le lendemain, en effet, du jour où la mort de Charles VII fut connue à Berlin, Frédéric, s’attendant à la question qu’on allait lui faire, s’était arrangé de manière à être dispensé d’y répondre, en prenant lui-même les devans pour la poser à Louis XV. — « Monsieur mon frère, lui écrivait-il le 26 janvier, il semble qu’il y a une fatalité singulière qui, depuis quelques mois, se plaît à contrarier et à bouleverser tout ce qu’on édifie ; il n’était point assez de la détention du maréchal de Belle-Isle, voilà l’empereur mort, et la reine de Hongrie qui, par la supériorité qu’elle a dans le collège électoral, regarde déjà la couronne impériale comme assurée sur la tête de son époux. Je prie Votre Majesté de me dire ce qu’elle pense dans la crise terrible où sont les choses, quelle idée elle a sur l’avenir et sur le remède qu’elle regarde le plus convenable pour rétablir le mal. Je suis si affligé que je ne puis lui en dire davantage. »

L’affliction n’était pas telle que, deux jours après, il ne put reprendre la plume, cette fois pour dépeindre, sous les plus sombres couleurs, l’état où l’empire était jeté par la disparition subite de son chef ; mais en se gardant bien d’indiquer, même par un mot, le remède qu’il regardait comme de nature au moins à atténuer le mal. — « Depuis que l’empereur est mort, disait-il, il me semble qu’il y a un changement prodigieux dans les affaires d’Allemagne, qu’il faut songer à de nouvelles mesures à prendre… Je ne dois pas cacher à Votre Majesté le découragement et l’abattement où la mort de l’empereur a mis nos alliés. En un mot, il n’y a que Votre Majesté qui puisse porter remède à tout cela… Il est temps de prendre des mesures solides pour l’avenir. J’attends avec beaucoup d’impatience les idées de Votre Majesté. Il est sûr que l’empereur ne pouvait mourir plus mal à propos pour tous nos intérêts, et que cet événement dérange toutes nos mesures[1]. »

Quelques jours se passent encore et, à la suite d’un entretien avec le ministre de France, Valori, qui, en attendant des instructions plus positives, avait essayé de sonder le terrain et de le faire parler, c’est par des complimens à moitié ironiques et des protestations d’une modestie affectée qu’il persiste à couvrir un silence énigmatique. — « Monsieur mon frère, écrit-il le 8 février, je me trouverais trop heureux si je pouvais servir d’instrument pour rétablir la paix en Europe ; les grandes choses que Votre Majesté a faites auraient dû produire des sentimens pacifiques chez ses

  1. Frédéric à Louis XV, 26 janvier 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 21.