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treize ans à faire paraître son troisième volume, — Le deuxième livre de Pantagruel, 1546, — Et s’il y mit cette fois son nom, c’est qu’il se croyait, c’est qu’il pouvait se croire assuré de la protection de François Ier. Sauf quelques circonstances, contre lesquelles ne peut rien toute la prudence humaine, on le trouve en effet toujours « au bon bout, » je veux dire du côté du pouvoir, et n’épargnant rien pour s’y maintenir. Si ses ennemis l’attaquent sur une plaisanterie qui pourrait bien sentir en effet quelque peu le fagot, il s’en excusera par une autre, et, si cela ne suffit pas, il effacera la première; et il n’entendra pas raillerie sur l’article de ses ratures. En 1542, il se fâcha tout net avec son ami Dolet, — Celui dont on a fait le martyr de la renaissance, et qui le fut surtout de la violence de son caractère, — parce que Dolet, dans une édition des deux premiers livres, avait rétabli quelques hardiesses que Rabelais en avait effacées. On notera que, si le livre eût été signé, l’imprimeur eût couru pour le moins autant de risques que l’auteur; mais, comme il ne l’était point, Dolet, dans l’espèce, était seul à les courir : il faut voir de quel ton Rabelais le désavoué ! Mais aussi, grâce à cette prudence, il se tira, les braies Nettes, comme il eût pu dire en son gaulois, et la vie sauve, d’une aventure où dix autres eussent laissé leur liberté ou leurs os; et j’avoue que j’ose à peine le lui reprocher, ou plutôt je ne le lui reproche pas du tout, — pour le cas que les hommes font de la vérité !

Cette connaissance de son vrai caractère nous permettra de nous faire de son œuvre une plus juste idée, plus exacte, moins superficielle, plus conforme à lui-même.

On n’en louera jamais assez les qualités tout à fait singulières, le mérite, l’importance unique dans l’histoire de la littérature française, ou même européenne: le Pantagruel de Rabelais, c’est notre Roland furieux, c’est notre Don Quichotte; c’est en même temps notre Gulliver : et c’est encore quelque chose de plus, que nous essaierons de dire tout à l’heure. Mais, pour le fond, je ne sais si la satire, — politique, sociale, religieuse ou philosophique, — y est aussi violente et aussi hardie, aussi neuve surtout qu’on l’a dit, que l’on le croit, que l’on est convenu de le croire. Il s’est moqué des moines, il s’en est moqué cruellement ; mais qui est-ce qui ne s’est pas moqué des moines, au XVIe siècle, en même temps que lui ou avant lui? et, dans les moqueries qu’il en fait, que voit-on qui dût déplaire si fort à-François Ier, ou à l’auteur de l’Heptaméron ? Il se raille de la scolastique; mais, quand il commence, quand il publie son Pantagruel, en 1535, combien y a-t-il d’années qu’Ulric de Hutten, par exemple, ou Érasme encore, et tant d’autres, en France comme en Allemagne, ne font pas autre chose? et la guerre à la scolastique, n’est-ce pas alors, dans toute l’Europe, depuis cinquante ans, et jusqu’à Rome même, sur le trône pontifical, ce que l’on pourrait appeler le mot d’ordre de la renaissance? Il nous dépeint, en