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— j’entends de fort bien imprimées, — il n’y en a pourtant pas une dont on puisse dire qu’elle soit tout à fait satisfaisante, pas une dont le texte ou le commentaire ne laissent beaucoup encore à désirer. Et tandis qu’enfin l’inexactitude ou l’erreur, depuis qu’elles s’y sont mises, continuent de fourmiller dans les meilleures biographies que l’on ait de l’homme, l’œuvre elle-même, toujours énigmatique, malgré tant d’interprétations que l’on en a données, demande aussi toujours de nouveaux éclaircissemens. Voilà une tâche tout indiquée pour les Rabelaisiens : quand ils n’en rempliraient qu’une partie seulement, leur société du moins aurait eu sa raison d’être ; et il ne faut point douter que ce soit pour cela qu’ils l’aient constituée.

On les verra donc, je n’en doute pas davantage, commencer par enlever à Rabelais ce masque d’ivrogne ou de bouffon, qui peut bien avoir contribué à faire de lui le plus populaire de nos grands écrivains, mais qui n’est cependant, comme ils le savent tous, qu’un masque, et le plus trompeur des masques.


Le bon Rabelais, qui boivoit
Toujours, cependant qu’il vivoit.
…………..
Qui parmi les escuelles grasses,
Sans nulle honte se touillant,
Alloit dans le vin barbouillant;


le Rabelais de tant de bons contes, et de bons tours, et de bons mots qu’il est inutile de reproduire ici, puisqu’on les trouve aussi bien partout, et qu’ils sont passés presque en proverbes; le moine qui se ruait volontiers en cuisine, « par induction et inclination naturelle, aux frocs et cagoules adhérente ; » cette espèce de curé philosophe qui disait à ses paroissiens, comment, à l’invention... de ce que vous savez, le bonhomme Grandgousier connut l’esprit merveilleux de son fils Gargantua, ce Rabelais-là n’est qu’un Rabelais de convention, formé par la légende à l’image de son livre, un faux Rabelais, une caricature, et d’autant moins ressemblante à l’homme qu’on la fait grimacer davantage. Mais le vrai Rabelais a mis toute sa folie dans son livre, et, au contraire, dans sa conduite une sagesse, ou du moins un bon sens exemplaire. Sans doute, sa vie ne fut pas d’un saint, et on peut croire qu’il aimait à rire; elle ne fut pas toujours d’un ecclésiastique, ni d’un moine fidèle à ses vœux, puisqu’on lui a découvert un fils, il y a tantôt vingt-cinq ans, dans les vers latins de l’un de ses amis, savant jurisconsulte. Mais, à travers bien des péripéties, ce fut la vie d’un habile homme, — nous pouvons aujourd’hui l’affirmer, — D’un homme très avisé, très prudent, qui sut compenser la liberté de son langage par la décence extérieure de ses mœurs, arranger sa tenue pour en faire le garant ou le témoin de l’innocence de ses intentions, qui buvait peut-être