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ordonnances de police sur l’observation du dimanche, qu’on protège la musique, la danse, qu’on donne à l’Angleterre un théâtre subventionné, et, comme par enchantement, la nation recouvrera toutes ses vertus natives; d’un bout de la Grande-Bretagne à l’autre, il n’y aura plus ni préjugés, ni cant, ni philistins, ni pharisiens, et le peuple élu remplira de nouveau ses nobles destinées.

Il est possible que, cédant à de pressantes nécessités, l’Angleterre accomplisse avant peu quelques-unes des réformes que M. Whitman lui recommande ; mais il n’est pas prouvé que du même coup elle en finisse avec ses philistins, avec son cant. M. Whitman, ennemi acharné des préjugés, a les siens. Il s’imagine qu’il suffit de changer les lois pour changer les mœurs et les esprits. M. Matthew Arnold, dont il goûte médiocrement les écrits et la personne, lui représenterait au besoin, avec sa grâce attique, que les réformes ont leur utilité, mais qu’il ne faut pas en attendre des merveilles, que ce coquin d’homme reste toujours le même. Si M. Whitman était plus philosophe, il jugerait les institutions de son pays avec plus d’équité et sa race avec moins de faveur. Il renoncerait à croire qu’elle a reçu du ciel des vertus sans alliage; il conviendrait que, si forte que soit la lame, on y trouve des pailles, que l’Anglo-Saxon, comme tous les peuples, est un composé de grandeurs et de faiblesses, qu’il a les qualités de ses défauts et tous les défauts de ses qualités, et qu’il n’est pas nécessaire d’inventer des fables pour expliquer ses misères.

Le voyageur en Tunisie, qui se rend de Kairouan à Dar-el-Bey, où l’attend la plus gracieuse des hospitalités, chemine longtemps entre deux murailles de blocs calcaires, formées par des affleuremens de roches et exactement parallèles, qui s’allongent devant lui à perte de vue et lui montrent sa route. Les Arabes ont une belle légende à ce sujet. Ils racontent que, lorsque Okba-ben-Nafê eut choisi l’emplacement de sa capitale dans un lieu plat et marécageux, on lui demanda où il prendrait des pierres pour la construire. Il répondit que Dieu ne manquerait pas d’y pourvoir; il se mit en oraison, et le maître de l’univers fit un miracle. La terre s’ouvrit à quelques lieues de là; il en sortit deux armées de rochers, qui s’avancèrent jusqu’à la tente du conquérant, comme pour lui offrir leurs services et pour attendre ses ordres. Il avait trouvé ses carrières, et Kairouan fut bâti. Cette légende s’impose au souvenir quand, du haut d’une colline, on aperçoit la cité sainte se déployant dans sa plaine austère avec ses longues murailles crénelées, ses terrasses blanches, ses coupoles innombrables et le glorieux minaret de sa grande mosquée. Mais en entrant dans la ville, on découvre bientôt que, comme beaucoup d’autres, elle est bâtie en briques.


G. VALBERT.