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« Moi seul, et c’est assez ! » L’Angleterre est aussi le pays où le servum pecus est le plus servile, se prête le plus facilement à toutes les obéissances, accepte avec le plus aveugle empressement des devoirs convenus, de pédantesques routines, de puériles superstitions, qu’il n’a garde de discuter. Aussi l’Anglais a-t-il inventé un mot intraduisible dans les autres langues pour désigner l’humble adorateur de toutes les conventions ; il l’appelle le snob, et le philistin anglais est essentiellement snob.

Il y a des sociétés où l’esprit de subordination maintient une sévère discipline, où les petits et les humbles ont pour les grands une extrême révérence. — « Il n’est pas d’art plus précieux que celui d’embellir sa vie, lisons-nous dans un petit livre que M. Thomas Sergeant Perry vient de publier à Boston, et rien n’est plus propre à frapper l’imagination des hommes que les grâces naturelles d’une aristocratie d’élite, douée des plus rares qualités et entourée de tous les signes de la puissance et de l’éclat. La vénération qu’elle inspire se tourne facilement en idolâtrie. Comme le sauvage prend une pièce de bois, la transforme en quelque chose qui offre une vague ressemblance avec une figure humaine, aiguise ses griffes et ses redoutables dents, polit ses terribles yeux et, la posant dans une niche, s’agenouille devant elle et l’adore, ainsi l’homme plus ou moins civilisé revêt d’une majestueuse grandeur une créature que sa naissance ou son mérite ont mise en lumière et s’humilie devant cette image de la souveraine puissance[1]. » Les grandeurs de ce monde inspirent au snob de tout autres sentimens et un culte beaucoup moins désintéressé. Le snob les glorifie parce qu’il se flatte de les posséder un jour en quelque mesure, et certaines conventions lui sont sacrées parce qu’il espère qu’en les observant lui-même, il s’élèvera au rang des êtres privilégiés à qui le respect est dû. — « La richesse, dit encore M. Perry, était désormais une clé qui ouvrait toutes les portes ; ceux qui l’avaient acquise s’efforcèrent de se faufiler parmi les grands, de pénétrer dans le cercle magique, et ceux qui réussirent à entrer s’empressèrent de fermer la porte derrière eux… Toute étiquette leur devint sacrée ; ils se montrèrent plus orthodoxes que le pape. Loin de se poser en rivaux de l’aristocratie, ils furent ses alliés et s’appliquèrent à la flatter par le soin qu’ils mettaient à l’imiter en toute chose… Le snob apparut lorsque les vieilles barrières commencèrent à céder, lorsque l’aristocratie fut moins exclusive et qu’une nouvelle force, celle de la ploutocratie, prit conscience de son pouvoir. Thackeray nous dit que ce nom n’entra guère en usage que vers l’an 1815 ; il faut en conclure que les snobs firent leur apparition dans le monde le jour où les vieilles classes n’eurent plus qu’une

  1. The evolution of the snob, by Thomas Sergeant Perry. Boston. 1887: Ticknor and Company.