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Deux petites lettres que je trouve un peu plus loin dans le manuscrit achèvent de me mettre en garde. C’est une correspondance entre le philosophe suspect de matérialisme et l’inquisiteur du saint-office à Padoue. Ce dernier signale au brillant universitaire les thèses qui ont ému la congrégation, il l’invite à les expliquer ou à les retirer; c’est dit en quelques mots péremptoires, clairs et secs comme un pétillement de fagots. Crémonini répond en phrases embarrassées, il explique, il commente, il rétracte sans rétracter. On devine les deux sentimens qui l’agitent, nous les connaissons bien! Qu’on suppose un professeur populaire du Collège de France, sous un régime de compression, mis en cause par son ministre pour avoir taquiné le pouvoir, flatté la jeunesse libérale et libre penseuse ; il veut garder la faveur et les ovations de celle-ci, mais il n’entend pas perdre sa place et sa feuille au budget; le pauvre homme écrirait du même style au grand-maître de l’Université. Décidément, ce Crémonini n’est qu’un habile et un disert. Toujours l’odeur d’homme, toujours les belles idées pures changées en grosse monnaie ou en paillon, dans la main du saltimbanque intelligent qui les exploite pour en tirer profit ou vanité ! Ce n’était pas la peine de venir jusqu’au Mont-Cassin pour y chercher un nouveau cas de cette simonie.

Je rends le manuscrit à la poudre où il moisissait, et je vais sur la terrasse. Le soleil qui décline embrase le cirque des montagnes, la plaine s’endort dans une ombre chaude d’où montent des bruits calmés. Quelques moines regardent en bas, accoudés sur le parapet. A quoi pensent-ils, ces noirs compagnons, les yeux fixés sur le petit coin de mer qui brille là-bas, ouvrant à l’imagination les chemins du monde ? Comment leur esprit est-il fait, pour demeurer toujours au port sur une ancre immobile? Il n’a donc pas ces voiles folles, brusquement gonflées par tous les vents du large, qui arrachent le nôtre au repos? Parmi ceux que le soir trouve là, il y en a de vieux, il y en a de jeunes. Passe encore pour les vieux; s’ils ont quelque regret de la jeunesse perdue sans avoir connu la vie, de la sainte avarice qui leur a fait placer tout leur bonheur sur les biens célestes, ils peuvent se dire qu’à cette heure le gain de la partie serait égal dans toute autre condition ; à leur âge, qu’on soit du siècle ou du cloître, l’ardeur de vivre et les illusions s’affaissent, comme tombent, la nuit venue, les pavillons et les flammes d’un vaisseau de combat. Mais ce jeune religieux qui est à côté d’eux? Il respire les parfums que les fleurs d’avril envoient timidement sur la terrasse. Est-il possible que sa jeunesse, prisonnière inutile, ne remue pas dans son cœur, et qu’il ne regrette pas ces amours d’attente, pauvre apprentissage de l’amour éternel? Je ne sais. Si