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quand ils se lèvent à l’heure prescrite, de ne pas trop se presser vers le chœur, afin que les paresseux puissent les rejoindre et que ceux-ci n’aient pas de confusion. Les religieux ne devraient manger que d’un seul plat ; mais on doit toujours en servir deux sur la table, pour ne pas forcer les répugnances des infirmes à l’endroit de tel ou tel mets. J’ai dit plus haut comment il était ordonné d’accueillir les hôtes. On pourrait citer bien d’autres exemples qui découvrent cette fleur de charité tendre sur l’arbre à la rude écorce. La partie pénitentiaire, si l’on en compare l’esprit à celui des institutions romaines et barbares au VIe siècle, marque un progrès incommensurable dans les idées de justice et de douceur ; il y a autant de distance entre le législateur bénédictin et ses contemporains qu’entre Beccaria et les juristes du moyen âge. J’éprouve quelque honte à répéter, dans ces observations rapides, ce qui a été si bien développé par M. Guizot et par tant d’autres historiens; mais ce lieu-commun surprendra encore beaucoup de monde, mieux que le paradoxe le plus nouveau.

En rédigeant ce code très souple, destiné à se plier aux diverses formes et aux divers emplois de la vie religieuse, il ne semble pas que saint Benoît ait prévu la vocation spéciale de ses fils, appelés à représenter l’ordre des lettrés dans le peuple monastique. A mesure que leur vinrent la richesse et le loisir qui les dispensaient des travaux de la terre, ils modifièrent leur règlement et appliquèrent leur activité au labeur intellectuel. Sauf de courtes éclipses, cette tradition s’est maintenue jusqu’à nos jours, et le seul nom de bénédictin en dit assez. Le Mont-Cassin fut la bibliothèque principale de l’Europe à une époque où il n’y avait plus guère de bibliothèques, le grand atelier d’écritures et parfois de productions originales. Quand on regarde d’en bas cette abbaye, placée sur ce piton isolé, on pense à un phare sur son récif; et ce fut bien un phare : durant dix siècles, à travers la nuit du moyen âge, il garda la pensée humaine réfugiée dans ce peu de latin où elle vivait ; elle a veillé là-haut, petite lampe trouble, vacillante, vingt fois près de périr dans les tempêtes qui s’élevaient des ténèbres environnantes.


II.

Et quelles tempêtes! que d’histoire engouffrée sous ces arceaux! Si les flots de la vie laissaient, comme ceux de l’Océan, un peu de leur grondement dans la coquille abandonnée, on entendrait remonter sous ces voûtes, avec l’amplitude et les sonorités d’une évocation