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REVUE. — CHRONIQUE.

de succès. La Russie n’a pas caché ses dispositions et ses sentiment sur ce point. Elle les a communiqués, depuis quelque temps déjà, à l’Angleterre elle-même ; elle lui a dit, par l’organe de M. de Giers, que le prince Alexandre « représente d’abord l’ingratitude des Bulgares envers leurs libérateurs… qu’il représente aussi les vœux et les espérances des ennemis de la Russie… qu’il rappelle aux Russes le sang et les trésors dépensés dans une guerre qui s’est terminée par des déceptions… » C’était net et décisif. Et si la Russie s’est abstenue malgré tout jusqu’ici, si elle n’est pas intervenue plus activement, ce n’est pas qu’elle ait abdiqué ses sentimens ou ses droits traditionnels de protection dans les Balkans, c’est, on ne l’ignore plus, parce que, dans l’état de l’Europe, elle n’a pas voulu s’engager en Orient ; elle a tenu à garder sa liberté d’action sur le continent, laissant provisoirement les Bulgares à eux-mêmes. La question aujourd’hui est celle-ci : la Bulgarie se trouve dans une situation indéfinissable qui n’est ni l’ancien ordre de choses ni un ordre nouveau, qui ne peut pas durer, et, comme il faut sortir de là, comme les puissances semblent parfaitement décidées à éviter une guerre pour les Balkans, il faudra bien que les Bulgares se soumettent un jour ou l’autre à ce qui sera diplomatiquement décidé pour eux. Le plus tôt sera vraiment le mieux. Les cabinets ne peuvent laisser se prolonger indéfiniment une crise d’anarchie qui peut être un péril pour la paix.

Y a-t-il eu un moment où l’Angleterre a été sérieusement tentée de prendre un rôle plus actif dans les affaires des Balkans, de se servir de ces complications bulgares dans ses antagonismes avec la Russie ? C’est de plus en plus évident aujourd’hui. On peut se souvenir des discours que lord Salisbury prononçait, il y a quelques mois, pour exciter l’Autriche à l’action en lui promettant son appui. Tout récemment, lord Randolph Churchill, en haranguant ses électeurs, n’a pas caché qu’il avait quitté le pouvoir surtout pour ne pas rester associée la périlleuse politique du cabinet, mais que depuis cette politique s’était avantageusement modifiée, et qu’aujourd’hui le peuple anglais n’avait plus à craindre de « se trouver engagé dans un conflit européen résultant des complications bulgares… » Et l’enfant terrible du torysme, lord Randolph Churchill, a ajouté avec une parfaite assurance qu’on pourrait le démentir, qu’il ne disait pas moins la vérité, que l’Angleterre avait couru un moment le risque d’être entraînée sans le savoir dans une dangereuse aventure. Dans tous les cas, si le ministère anglais a eu la tentation, il s’est arrêté à temps, et s’il s’est arrêté, c’est un peu, si l’on veut, parce qu’il s’est senti affaibli à la suite de la retraite de l’impétueux chancelier de l’échiquier, mais c’est aussi et surtout parce qu’il n’est pas libre, parce qu’il a ses Bulgares en Irlande. C’est sa grande, sa perpétuelle et tyrannique affaire. Il ne l’a point créée assurément, il en porte le pesant fardeau, il la subit, et la dis-