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Il appelle franchement les émigrés des traîtres, et trouve que les Français soutiennent une guerre légitime contre l’étranger qui veut intervenir dans leurs affaires. Visiblement il fonde de grandes espérances sur le mouvement libéral qui a pris naissance en France, et il l’accompagne de sa sympathie et de ses vœux. Mais il s’en effraie bientôt; sa crainte et sa répugnance augmentent à mesure qu’il apprend la mort du roi et les crimes de la Terreur. Il se rejette alors sur le libéralisme humanitaire de Benjamin Franklin, qui le consolé et qui l’enchante. Voilà le politique selon le cœur de Herder, pacifique, philosophe, réformateur sans violence, patriote sans fanatisme.

Pourtant les leçons de l’expérience ont instruit Herder. Il ne croit plus que les « liens spirituels » suffisent à maintenir une nation, et que la communauté de langue, de mœurs et de traditions constitue à elle seule une patrie. « Une nation, écrit-il, qui n’est pas capable de se protéger et de se défendre elle-même contre l’étranger n’est pas vraiment une nation et ne mérite pas l’honneur de ce nom. » Nous sommes loin de ce dédain superbe qui renvoyait à l’antiquité les vertus militaires du patriotisme. Combien d’autres Allemands, cosmopolites pur éducation et par système, qui se seraient contentés toute leur vie, comme Herder, d’une patrie purement idéale, et qui ont changé de sentimens et de principes, sous la pression des événemens! Des convictions philosophiques qui semblaient être au-dessus de toute discussion s’évanouirent comme par enchantement : elles ne tinrent pas contre la présence de l’étranger sur le sol national. « Tout notre raisonnement, disait Pascal, se réduit à céder au sentiment. » Et, de fait, le sentiment a sa logique à lui, logique profonde et complexe, déconcertante comme la vie, mais plus rigoureuse et plus vraie dans ses contradictions apparentes que la logique du raisonnement dans son infaillibilité abstraite. Beaucoup d’esprits réfléchis voulurent néanmoins justifier à leurs propres yeux cette brusque conversion. Fichte, par exemple, encore cosmopolite en 1805, sera le plus ardent des patriotes en 1806, après Iéna : mais il n’admet pas qu’il y ait contradiction entre ses dispositions présentes et celles de l’année passée. Il voit là simplement un progrès, une nouvelle phase de son évolution. C’est une habitude d’esprit familière aux Allemands. Les causes extérieures et accidentelles ne sont jamais pour eux des causes suffisantes : on doit chercher l’explication vraie non dans les circonstances, mais dans l’essence intime, dans la substance même des êtres. Le présent doit être plein du passé. Il s’agissait donc de montrer comment du cosmopolitisme même avait dû sortir le sentiment patriotique qui lui semblait contraire. Tâche ingrate, problème difficile, si Herder ne l’eût résolu d’avance avec une singulière hardiesse.