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où Herder veut en venir, il faut connaître un préjugé national que nous voyons poindre chez Luther, se développer chez Leibniz, et qui s’est transmis par Herder à notre siècle. « La langue allemande ne se prête naturellement qu’à l’expression du vrai. Si l’on veut lui faire dire autre chose, elle s’y refuse, ou elle le rend mal. » C’est là une proposition qui n’a pas besoin d’être démontrée, un axiome. De même que les historiens latins parlent couramment de la foi punique, comme si la foi romaine défiait tout soupçon, ainsi les écrivains allemands trouvent les langues romanes souples, insinuantes, diplomatiques, merveilleusement propres à l’expression subtile du mensonge ; la langue germanique est l’organe incorruptible de la vérité. Dans un passage célèbre de Wilhelm Meister, Goethe a exprimé finement cette opinion courante en Allemagne : une femme s’aperçoit que son amant songe à la quitter parce qu’il se met à lui écrire en français. A force d’entendre répéter ce lieu commun, Mme de Staël s’est laissée persuader à son tour, et elle écrit, sans se douter peut-être qu’elle reproduit Leibniz : « l’allemand est moins flexible, et il fait bien de rester tel, car rien n’inspire plus de dégoût que cette langue tudesque quand elle est employée aux mensonges, de quelque nature qu’ils soient. Sa construction traînante, ses consonnes multipliées, sa grammaire savante, ne lui permettent aucune grâce dans la souplesse; et l’on dirait qu’elle se roidit d’elle-même contre l’intention de celui qui la parle, dès qu’on veut la faire servir à trahir la vérité. »

Il est naturel que chaque peuple trouve dans sa propre langue des raisons de la préférer aux autres, et nous ne chicanerons pas Herder sur ce point-là. Ce que nous voulons retenir, c’est qu’ici encore ce cosmopolite si peu soucieux des intérêts politiques de l’Allemagne prépare des argumens aux futurs patriotes, et même aux futurs gallophobes. Fichte, Arndt, Jahn et tant d’autres s’inspireront de Herder quand ils insisteront sur l’influence néfaste du français et sur les prérogatives de la langue allemande. Herder l’avait appelée « la sœur du grec, la reine et la mère d’un grand nombre de peuples que l’Allemagne doit protéger et défendre dans l’intérêt de l’Europe entière. » Évidemment, il compare l’allemand aux langues romanes, filles du latin, qui ne sont que des nièces du grec. Ces langues dérivées, et de formation récente, ne sauraient rivaliser de noblesse avec une langue aussi ancienne que le peuple qui la parle, et qui est demeurée pure. Or, tant vaut une langue, tant vaut la nation. Fichte, dans les célèbres Discours à la nation allemande, va développer ce que Herder a seulement indiqué. Se fondant sur la comparaison des langues, il prouve que de tous les peuples de l’Europe les Allemands sont le plus ancien, le plus noble, le plus exempt de mélange. Des considérations philologiques