Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Plus tard, l’académie de Berlin devait couronner un mémoire de Herder sur ce sujet: « Quelle est l’origine du langage? » Les langues, selon Herder, ne sont pas des produits de la convention ou de l’art humain. Une langue est un tout organique qui vit, qui se développe et qui meurt comme un être vivant; la langue d’un peuple, c’est, pour ainsi dire, l’âme même de ce peuple devenue visible et tangible. Son caractère, son tempérament, sa façon de penser et de sentir, son originalité, s’y expriment au vif. Posséder une langue, c’est vraiment posséder du même coup l’esprit de toute une race. Et lorsqu’une nation est déjà vieille de plusieurs siècles, lorsqu’elle a, comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, un long et glorieux passé derrière elle, l’évolution de sa langue donne la clé de son histoire; car la langue ne reste jamais immobile, elle vit de la vie même de la nation. Quels sont les grands écrivains dont chaque peuple s’honore le plus? Ceux dont la langue est le plus nationale, ceux qui ont le plus largement puisé au trésor populaire, ceux, en un mot, par la bouche desquels le peuple même semble avoir parlé. Réflexions banales aujourd’hui, mais alors assez neuves, et dont Herder tire d’importantes conséquences. Tout d’abord, le premier devoir d’un écrivain est de bien connaître les ressources de sa langue et de ne pas l’accuser de pauvreté quand il devrait s’accuser lui-même d’ignorance. Que de richesses dorment enfouies dans la littérature allemande du moyen âge! Herder en parle un peu de confiance et comme par divination, plutôt que pour les avoir explorées lui-même. « Notre langue, dit-il, possède une poésie plus ancienne que celle des Espagnols, des Italiens, des Français et des Anglais. Seule, notre constitution politique est cause que ce champ est resté pendant des siècles sans être défriché. » Il exhorte les jeunes poètes à cultiver ce fond, dont ils tireront une moisson magnifique. Dans ces vieux poèmes oubliés, ils verront le génie allemand tel qu’il s’exprimait avant d’être déformé par l’influence latine : ils trouveront dans ce commerce la vigueur qui trop souvent leur fait défaut. Le conseil était bon. L’école romantique le suivit et s’en trouva bien.

Chaque nation pense comme elle par le et par le comme elle pense. Toutes les formes, toutes les particularités d’une langue ont leur raison d’être dans la nature des hommes qui l’ont peu à peu façonnée par un travail séculaire et inconscient; toutes sont également précieuses. Prétendre réformer une langue comme on change une loi est une entreprise ridicule : lui enlever ses idiotismes, c’est lui ôter sa physionomie originale, c’est la défigurer pour l’embellir. Quand on parle de donner à la langue allemande plus de douceur et de grâce, on montre seulement que l’on ne se doute pas de ce qu’est une langue. D’ailleurs, l’allemand n’est ni dur, ni bizarre, ni barbare ; cette réputation lui a été faite par des gens qui ne le parlent