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herbes. Qui voudrait prendre en bloc la défense de cette multitude où les vices et les sottises se mêlent aux mérites et aux vertus? Quel don Quichotte irait rompre des lances pour cette Dulcinée contre les autres nations? » Herder craint surtout l’esprit belliqueux, les revendications et les conquêtes auxquels entraîne presque toujours un patriotisme ardent. Une guerre internationale est à ses yeux une guerre civile, une lutte fratricide : elle ne lui inspire qu’horreur et dégoût. Il se représente l’humanité comme une grande famille, et, sans plus ample informé, il admet qu’il y a place pour tous au foyer commun. C’est qu’au fond, comme les autres philosophes ses contemporains, Herder est optimiste dans sa conception de l’univers. Malgré les horreurs de la guerre de Sept ans, — dont il n’avait guère pu être témoin, — il croit encore aux harmonies providentielles de la nature. Voltaire seul avait jeté, avec Candide, une note discordante. Le sentiment général était d’avis, avec Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, que les maux de la société, la guerre comme les autres, proviennent surtout du fait de l’homme, de ses erreurs et de ses vices. Il ne tiendrait presque qu’à lui de s’en délivrer, en se corrigeant. « Tout est bien, sortant des mains de la nature; tout dégénère entre les mains de l’homme.» Cette maxime célèbre de l’Emile exprime à merveille l’optimisme propre à la seconde moitié du XVIIIe siècle. La paix régnerait dans l’univers, si seulement les hommes savaient être sages et vertueux. Herder, qui avait été un des plus fervens disciples de Rousseau, affirme que les mots de guerre et de patrie jurent d’être accouplés. « Des patries engagées contre des patries dans une lutte sanglante, écrivait-il encore en 1794, c’est le pire barbarisme des langues humaines. « Il ne veut admettre que les luttes pacifiques dans les arts de la paix, que la rivalité féconde des peuples pour le progrès et la civilisation. Kant, de son côté, montrait dans la paix universelle le but lointain, mais non inaccessible, vers lequel marche l’humanité. L’idée de Leibniz, — une idée chrétienne, — persiste à travers les leçons de Rousseau : l’harmonie est le vrai fond des choses, la justice et le bien sont les forces qui, en fin de compte, dirigent l’univers. C’est seulement au commencement de notre siècle que Malthus publiera son livre de la Population. Darwin y prendra, de son propre aveu, l’idée mère de sa philosophie naturelle, l’idée de la sélection naturelle et de la concurrence vitale. Peu à peu, l’idée d’une lutte universelle, impitoyable, pour l’existence, deviendra aussi familière, aussi naturelle que l’était auparavant l’idée de l’harmonie. Hegel, d’ailleurs, y a préparé les esprits. Les faits politiques, sociaux, économiques, semblent confirmer la loi, et chaque nation se persuade qu’il faut combattre pour vivre et manger pour ne pas être mangé. Le patriotisme des anciens, que