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du roi-sergent, Herder craignait d’avoir maille à partir avec les autorités militaires. Son inquiétude redoubla lorsqu’on exigea de lui le serment de se présenter à toute réquisition. Il ne respira que quand il vit la frontière derrière lui. Il eût volontiers, dit un contemporain, baisé la terre dans un transport de joie, en se sentant sauvé et libre. En vain, son ami Hamann lui demande, dans ses lettres, un peu de patriotisme prussien; Herder reste sourd à ses exhortations. S’il eût éprouvé ce sentiment, ce n’est pas la Prusse, selon toute apparence, c’est plutôt l’Allemagne qui en aurait été l’objet. Mais cette indifférence repose sur des convictions raisonnées et qui ne sont pas particulières à Herder. Le patriotisme était rejeté en général par la philosophie du temps, cosmopolite et humanitaire, et les gens de lettres surtout, en Allemagne, tenaient à honneur de s’en dégager. Aucun n’a mieux exposé cet état d’esprit que Herder, dans un discours prononcé à Riga, en 1764, sur ce sujet : « Avons-nous encore un public et une patrie comme les anciens? » Herder revint à ce discours trente ans plus tard, pour le développer, mais sans en changer les idées essentielles.

La cité antique, dit Herder, et la société moderne sont choses bien différentes. Dans l’antiquité, la prospérité et la grandeur de la patrie étaient le but suprême de l’activité des citoyens libres. Point d’intérêt supérieur à celui-là. Religion, morale, traditions, tout est étroitement attaché à la cité, tout vient d’elle; tout périt si elle succombe. Par suite, le patriotisme est le premier et le plus impérieux des devoirs, devant lequel les autres s’effacent, ou, pour mieux dire, sous lequel ils se rangent. D’une certaine manière, toutes les vertus se confondent dans l’amour de la patrie. Mais l’Europe, l’Europe chrétienne, ne ressemble plus aux petites ni même aux grandes républiques de l’antiquité. Le progrès des siècles et surtout le christianisme ont élevé les modernes à une conception plus haute, à l’idée suprême de l’humanité. Dès lors, le patriotisme exclusif des anciens n’a plus de raison d’être, et, loin de regarder l’étranger comme l’ennemi, il faut voir et aimer tous les peuples en l’humanité, qui seule est notre vraie patrie. « Nous avons, dit Herder, de plus nobles héros qu’Achille, et un patriotisme plus élevé qu’Horatius Coclès. » Pour Herder comme pour les positivistes de notre siècle, l’humanité est un idéal politique et social. Il y a sans doute cette différence très importante que Herder sous-entend toujours l’humanité chrétienne; mais c’est la même ferveur, la même foi, le même enthousiasme. Le triomphe de la civilisation sera de supprimer les barrières entre les peuples : chacun ne verra plus sa patrie que dans l’humanité.

A peu près à la même époque, Goethe exprimait des idées toutes semblables dans vos Annonces savantes de Francfort. « Le patriotisme