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Nous avons repris notre marche; José tout à la joie d’avoir tué une panthère, surtout d’en avoir vendu la peau à bon prix; moi un peu triste. Au bout de deux heures, nous débouchons, éblouis, sur la rive gauche du fleuve des Papillons, du Papaloapam. La luxuriante végétation tropicale a repris insensiblement ses droits, et le beau cours d’eau, qui jouera un rôle important dans l’histoire future du Mexique, coule devant nous large, profond, puissant, majestueux, charriant, pour les conduire à la mer, mille débris arrachés aux forêts qu’il a traversées. Sur le point où nous l’abordons, il reflète avec leurs guirlandes de lianes, avec leurs nids de calandres, suspendus comme des fruits étranges à celles de leurs branches qui s’étendent au-dessus de l’eau, des cèdres centenaires peuplés de singes ou de perroquets, des acajous chargés de noix. A la vue des oiseaux au plumage d’or, d’azur, de pourpre, qui voltigent autour de moi, au bruit des modulations harmonieuses de leurs voix, mon esprit s’égaie un peu. Il me semble, en regardant palpiter l’aile des grands papillons, en entendant bourdonner des insectes étincelans ou de mignons colibris, en voyant partout s’étaler des corolles multicolores, que la vie est une fête, un enivrement, et que des mois se sont écoulés depuis que j’ai quitté les rives sévères du Salado. Il me semble, en vérité, avoir fait une excursion dans une planète étrangère, et j’ai peine à me persuader qu’une marche de deux heures me conduirait, de l’Éden plein de lumière, de couleurs et d’harmonies dans lequel je suis, à la morne région des palmiers sombres, des eaux noires, des reptiles silencieux ; en un mot dans ce milieu où je revois toujours la petite Indienne qui, étrange destinée, mourut avant que l’une des fleurs qu’elle avait cueillie sur sa route pour en parer sa chevelure eût eu le temps de se faner et de perdre son parfum.


LUCIEN BIART.