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des lambeaux de chair, aussitôt avalés. Aucune attaque directe contre le ravisseur; est-ce mansuétude, lâcheté, ou les voraces oiseaux savent-ils, par hasard, que leur rival est cuirassé? Il atteint l’eau, près de laquelle nombre de ses congénères l’attendent: proie, chasseur, envieux, tout disparaît dans un même plongeon.

Je cours à la pirogue, José m’arrête. Des duels vont peut-être s’engager au fond du lac, venir se terminer à la surface, et la vacillante embarcation, toujours prête à chavirer, tiendrait mal sa place au milieu de l’un de ces conflits. Je cède au conseil de mon guide, puis je regrette bientôt ma prudence; car, de quelque nature que soit le drame qui se passe dans ses profondeurs, l’eau reste calme. Grâce à sa transparence, j’aurais pu voir un spectacle rare, curieux, instructif. Je dois me contenter d’observer les vautours qui, un à un, reprennent leur vol. José assujettit sur ses épaules la peau qu’il m’a vendue, et souffle pour attirer mon attention. Je jette un dernier regard sur le paysage désolé qui s’étend devant moi, puis je prends les devans pour me mettre à l’abri des mouches et des moustiques qui, déjà, voltigent, bourdonnent autour de mon compagnon.

Il est plus de midi, l’air a repris sa lourdeur de la veille, et nous cheminons dans une demi-obscurité. Nous suivons un sentier et nous n’avons pas, pour l’heure, à nous préoccuper de notre route. Nous traversons un bas-fond que le Salado, lorsqu’il déborde, doit transformer en un marais. Des bouffées de chaleur, puant la fièvre, montent de la terre molle, humide, sur laquelle se dessinent nos pas. Tout à coup, je remarque l’empreinte de deux pieds chaussés de sandales, de deux pieds de femme, puis celle des larges pattes d’un fauve. Je m’arrête ; José me rejoint et se débarrasse de son fardeau.

Nous voilà penchés vers le sol, suivant les traces encore nettes, et ce qui est arrivé nous apparaît clairement. L’Indienne allait traverser le bas-fond ; elle s’est trouvée à l’improviste en face de la panthère, a rebroussé chemin, et la bête l’a suivie à distance, d’un pas mesuré. Affolée, la jeune femme a fui vers la droite, abandonnant le sentier. Bientôt plus de traces. Hélas ! que nous apprendraient-elles au-delà de ce que nous avons deviné? La panthère, repue sans doute et, par conséquent, inoffensive, a brusquement cessé sa poursuite, tandis que la jeune Indienne, désorientée, continuait à fuir. L’infortunée, durant de longues heures, a décrit ces courbes fatidiques, ces inexplicables cercles, causes de tant de catastrophes, pour venir rouler, à bout de forces, près du lac qu’elle devait connaître, qui eût été le salut si elle l’eût aperçu, si les vautours eussent eu moins faim.