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sa gueule s’entr’ouvre. Par deux fois il répond à mes provocations de la même façon menaçante, et je juge prudent de renoncer à cette taquinerie dangereuse pour moi.

Il faut en finir ; à force d’en vouloir trop apprendre sur les mœurs de mon redoutable voisin, il pourrait bien, — Cette mésaventure m’est arrivée déjà, — se retirer et m’échapper. Je ne suis pas habile tireur, et je ne voudrais pas frapper maladroitement la bête, endommager sa peau dont je viens de disposer. Je ne me hâte pas; je crois, en voyant la satisfaction avec laquelle ma victime présumée se chauffe, avoir le temps de choisir mon heure. Je sursaute; un coup de feu vient de retentir, tiré près de mon oreille. José, qui s’est réveillé pendant mes études d’histoire naturelle, a vu notre hôte. Surpris de mon inaction en face d’une proie dont la dépouille vaut une dizaine de piastres, et ne pouvant la croire intentionnelle, il a fait ce que je comptais faire. C’est une vieille fable, toujours vraie, que celle de la tortue battant le lièvre.

Sous le coup de l’émoi que vient de me causer le coup de feu inattendu de mon guide, j’ébauche une imprécation que je n’achève pas. La bête a-t-elle été atteinte? J’en doute, car elle a bondi vers les arbres. Les caïmans, eux aussi, ont battu en retraite, et j’ai perdu le spectacle de leur fuite. José veut aller à la recherche de son tigre, je le retiens. L’animal est peut-être blessé, et c’est alors surtout qu’il faut se garer de ses griffes, le redouter.

La lune disparaît; nous voilà dans une obscurité profonde, que perce à peine la lueur rouge de notre fumeux foyer. José est sûr d’avoir atteint la panthère, sûr de la retrouver, aussitôt qu’il fera jour, à quelques pas de notre bivouac. Il me raconte que c’est le second animal de cette espèce qu’il aura tué, qu’il a vendu la peau du premier 8 piastres, que, cette fois, il exigera une plus grosse somme. Je l’écoute avec une légère irritation intérieure. Cette peau, dont il dispose, il me semble qu’elle m’appartient autant qu’à lui, qu’il me l’a ravie par sa hâte, et, qu’étant mon employé... Je reviens à des idées plus équitables, et je lui propose l’achat de son trophée. Nous débattons le prix; il veut 15, puis 12 piastres, je m’arrête à 10, Il cède, « parce que c’est moi. » Cette locution, si familière aux commerçans parisiens, me fait sourire. Il faut qu’elle réponde à un sentiment bien humain pour que je la retrouve sui-les lèvres d’un Indien, d’un homme qui, de Paris, ne connaît même pas le nom.

Le marché conclu, je me mets à rire tout haut en songeant que Je viens d’acheter la peau d’une panthère qui court peut-être encore. José, à qui j’explique la cause de ma gaîté, ne la partage à aucun degré. Toutefois, j’ai fait naître un doute dans son esprit.