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votre sang fiévreux. Bientôt, gonflés, meurtris, les pieds se refusent à porter le corps endolori. La faim tord les entrailles, la soif dessèche la bouche, dont les parois laissent suinter du sang. Les yeux, ternes sous les paupières pesantes, dont les mouvemens sont douloureux, perdent la juste vision des choses. D’incessans mirages montrent des tableaux décevans, terribles : on rêve éveillé, on le sent, et les hallucinations s’imposent. Les chutes deviennent fréquentes ; peu à peu, on hésite à se remettre debout, puis vient l’heure où l’on ne se relève plus.

On ne se relève plus! Mais, — instinct de la bête, qui, outre qu’elle veut vivre, est dressée à fuir les causes de mort, — on essaie de se traîner, de ramper. A la fin, au prix d’indicibles souffrances, on réussit à s’adosser contre un arbre, et le sommeil, jusqu’alors repoussé, chassé, combattu, serait le bienvenu. Il vient, imparfait, troublé, et cette somnolence, pleine d’affreux rêves, est plus pénible encore que la veille. Chacune de vos douleurs corporelles, de vos angoisses morales, se traduit par un cauchemar particulier. Des tenailles mordent vos chairs, des charbons ardens brûlent vos lèvres et vos paupières, des ongles fouillent et déchirent vos entrailles, des cris discordans blessent vos oreilles. Ces cris, ils sont parfois couverts par les coups mesurés, retentissans d’un glas, d’un glas qui sait votre nom, qui vous appelle, auquel on répond mentalement d’abord, puis auquel on crie, pour le faire cesser : Me voilà! De loin en loin, un éclair de raison, un effort inutile pour se lever, pour marcher, puis la résignation de la bête qui se sent mourir. La mort n’épouvante plus : on l’accepte, on l’implore, on regrette de l’avoir fuie. Bientôt naît une appréhension poignante, celle de l’instant suprême où l’âme se séparera du corps. Celui-ci, l’esprit l’abandonne; « la guenille, » jusqu’alors défendue avec énergie, cesse brusquement d’être « chère. » L’âme consent, aspire à quitter la terre pour aller vivre là-haut, dans le ciel invisible, d’une vie conforme à ses instincts, à son essence, que le corps, avec ses exigences, lui a si souvent fait méconnaître. Elle s’humilie, se repent, s’élève. En face du Dieu que mesure et discute la philosophie, elle évoque l’image souvent reniée du grand Crucifié. Elle réclame de sa pitié, trop sublime pour n’être pas divine, une part de cette immortalité radieuse qu’il a promise à ceux qui auront aimé comme il a aimé, souffert comme il a souffert, cru en lui.

Ces souvenirs d’angoisses éprouvées, de désespoirs ressentis, d’espérances invoquées, ma mémoire me les présente tandis que je chemine sur la même ligne que José. Nous marchons à distance l’un de l’autre, afin que nos regards puissent embrasser une plus