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vaines ; des mystiques, des hérétiques écarteront ces formes vieillies pour se mettre en communication directe avec le divin. Une chaîne ininterrompue de sages et de rêveurs mènera de Boniface, le légat pontifical, qui est arrivé en Germanie avec le livre des canons, à Luther, qui jettera ce livre au bûcher. Alors naîtra la liberté chrétienne dans le pays même qui a le plus souffert des abus de la discipline romaine.

Boniface, Luther ! ces hommes semblent les deux termes d’une inconciliable opposition. Pourtant, l’un procède de l’autre, et toujours il faut, dans la descendance des personnages qui ont fait une œuvre considérable et laissé sur la destinée d’un peuple la marque de leur intelligence et de leur volonté, compter les fils rebelles qui ont détruit l’œuvre : ils ne sont pas ceux qui ressemblent le moins au père. Sans doute, il est de grandes et visibles différences entre Luther et Boniface : celui-là aime la vie, que celui-ci ne connaît pas et qu’il calomnie ; mais ce contraste n’est-il point produit par le contraste même des temps où ils ont vécu ? La vie était une maigre chose au viiie siècle, dans les petits royaumes d’Angleterre et dans cette Germanie qui semble vide : elle débordait au xvie siècle dans la plantureuse Allemagne, toute pleine d’évêchés, de monastères, d’universités, de villes, de princes et de peuples. Mais laissons au compte du tempérament individuel cette opposition entre Luther qui a aimé les chansons, la bière, la femme, et Boniface, qui n’a connu que cette joie des âmes tristes, la mélancolie. Considérons en l’un et en l’autre le chrétien : tous les deux ont l’esprit inquiet, sensible, frémissant ; Luther vit comme Boniface, dans la peur du péché, dans la terreur de l’enfer ; plus que Boniface lui-même, il redoute le diable. N’a-t-il point vénéré comme le plus soumis des enfans le successeur des apôtres, avant de l’exécrer comme l’Antéchrist ? et Boniface n’a-t-il point un moment entrevu dans les scandales de Rome la future « Babylone » des réformés ? Ces deux moines se sont ainsi rencontrés dans les mêmes sentimens. Tous les deux enfin ont été des hommes d’action, parce qu’ils étaient des hommes de foi ardente, mais chacun d’eux a fait en son temps ce que ce temps attendait. Et qui sait ? Luther au viiie siècle aurait peut-être été Boniface, l’homme de la règle, du canon, du formalisme et des œuvres extérieures ; Boniface au xvie siècle eût cherché le repos et le remède de son âme dans la justification par la foi. Si quelqu’un pouvait suivre ces transformations lentes, mais continues, qui mènent d’un terme à l’autre d’une antithèse, et retrouver la ressemblance intime d’hommes qui semblent si différens parce qu’ils ont vécu à quelques siècles de distance, celui-là comprendrait l’histoire.