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ÉTUDES SUR L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE.


de la rédemption, mais en tolérant les différences du culte, en laissant aux âmes le contact direct avec Dieu et le droit de commettre même des folies dans l’amour divin ? Ou bien aurait-il dégénéré ? Le paganisme, si proche encore, aurait-il pris sa revanche en le pénétrant pour le corrompre ? Nous ne savons, car nous sommes impuissans à nous représenter comment aurait vécu l’humanité si tel événement, à tel moment, n’avait changé le cours des choses. Il est vrai, nous sommes poussés par un instinct secret, nous qui savons tous les abus commis par l’autorité, à croire que la liberté, même avec ses périls, ses témérités et ses folies, nous aurait fait un monde meilleur que celui où nous vivons. Et pourtant, toute l’histoire démontre que la liberté n’est point chose naturelle, primordiale, antérieure : elle n’apparaît nulle part que sous la forme d’une réaction contre l’autorité.

Quoi que l’on pense des exagérations commises par Boniface dans ses jugemens, il est impossible de ne point sentir que la religion nouvelle ne pouvait être sauvée que par l’autorité. Pour affranchir les barbares du puissant et séduisant empire du vieux culte naturaliste, il fallait se saisir de leurs esprits et les soumettre à une discipline nette et ferme. Boniface a donné aux Germains cette discipline. Le christianisme qu’on lui a enseigné dans les monastères anglo-saxons, où l’on étudiait le droit romain avec l’Ancien Testament, est comme un mélange de mosaïsme pris dans la Bible et d’impérialisme qui vient de Rome, où le pape a succédé à l’empereur. L’écriture, la tradition, les canons composent une législation qui règle les moindres mouvemens de l’esprit, les plus insignifiantes habitudes de la vie, et dont l’application est confiée à une hiérarchie fortement organisée. Quiconque était pris dans cet engrenage devait perdre tout espoir d’y échapper. Boniface a dicté aux Germains ces lois, sans se soucier de leurs instincts naturels, qu’il tenait pour mauvais et sataniques. Il a disposé de l’Allemagne avant qu’elle fût née. Mais l’Allemagne va prendre conscience d’elle-même ; elle modifiera cette religion étrangère, pour l’approprier à son génie. Moins d’un siècle après Boniface, le Christ du peuple et des poètes populaires ne sera plus le sombre juge que redoutait le moine anglo-saxon. Il prendra la figure d’un roi habitant une Burg, entouré de ses vassaux et de ses sujets, et faisant régner la paix et la justice. Le Christ mosaïque et romain deviendra un Christ allemand. Ainsi sera prise la première revanche de la liberté, mais ce Christ demeurera le fils unique de Dieu, source de tout bien et de toute grâce, sur qui ne prévaudront point les dieux d’autrefois tombés dans la condition de démons, à jamais vaincus par l’autorité. Puis un jour viendra où toutes les prescriptions minutieuses imposées par Boniface à l’enfance d’un peuple paraîtront