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était pour eux la façon de se survivre ; mais un saint ne pense qu’à l’éternité ; au-delà du tombeau, ses regards n’aperçoivent que les puits de l’enfer, les ailes noires des âmes tourmentées et les murs éclatans de la Jérusalem céleste. Comment auraient-ils cru à la valeur et à la durée des œuvres humaines, ces hommes qui attendaient la fin des temps, et qui annonçaient même aux peuples nouveaux, auxquels ils apportaient la bonne nouvelle, « le déclin du jour ? »

On a parfois attribué à Boniface un rôle politique, mais il n’était pas l’homme des princes et des cours, ce moine qui craignait la compagnie des séculiers et n’osait s’asseoir à la table des banquets. Charles Martel d’ailleurs ne semble guère s’être occupé de lui, et la lettre qu’il lui a donnée pour attester qu’il le prenait sous sa protection n’est qu’une formule de chancellerie : elle ne prouve pas qu’il lui ait accordé des secours efficaces. Boniface a écrit un jour : « Sans l’appui du prince des Francs, je ne puis ni gouverner le troupeau de l’église, ni défendre les prêtres, les moines et les servantes de Dieu ; sans la crainte qu’il inspire, je ne puis interdire en Germanie les rites des païens ni les scandales de l’idolâtrie. » Ce passage souvent cité prouve que Boniface estimait à sa valeur la puissance des Francs, mais non pas que cette puissance ait été mise à son service. On vit bien à la mort de Charles Martel que le pauvre évêque n’entendait rien aux choses temporelles, car il s’adressa pour recommander son église à Griffon, c’est-à-dire à celui des trois héritiers qui allait être dépouillé par les deux autres. Il est vrai qu’il entra bientôt en relations intimes avec Carloman, prince très pieux, en qui sommeillait, pour s’éveiller bientôt, la vocation de la vie religieuse ; mais il n’a pas été ni l’ami ni le conseiller de Pépin. Lorsque celui-ci négocie avec la cour de Rome pour préparer et légitimer la révolution qui va le porter au trône des Francs, il n’emploie point Boniface, qui ne lui a pas offert ses services. Il est probable que le légat de l’église universelle présida au premier sacre du roi, et que ces mains, qui avaient baptisé des Hessois, des Thuringiens et des Frisons, mouillèrent avec l’huile consacrée le front de l’élu, il est certain qu’il accepta sans protester le changement de dynastie, et il parle à Pépin comme à un monarque institué par Dieu ; mais il ne vit pas auprès de lui. Le véritable ministre des affaires ecclésiastiques est alors Fulrad, l’abbé de Saint-Denis. Boniface lui recommande un jour l’église de Germanie ; le ton de la lettre est très humble : c’est un prélat campagnard qui parle à un prélat de cour. Il s’adresse en même temps au roi, et sa lettre crie misère : « Mes prêtres mènent une pauvre existence à la frontière des païens. Ils peuvent bien acheter du pain pour manger, mais non pas trouver des vêtemens. Il leur faut aide et conseil pour qu’ils puissent se soutenir et durer dans ces lieux où