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ÉTUDES SUR L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE.


qu’elle dépassait vers l’embouchure. Dans cette grande plaine encore mal cultivée et recouverte de forêts, la vie germanique était intacte. Point de princes, point de villes. Le peuple saxon est réparti entre des cantons et dans les anciens cadres sociaux : noblesse, hommes libres, serfs. Les représentans de ces cantons se réunissent à époque fixe en une grande assemblée qui est comme le parlement de cette république fédérative. Les Saxons sont des cultivateurs, des soldats, des marins. Ils font la guerre et la piraterie. Ils ont colonisé l’Angleterre ; ils se défendent contre les Francs à l’ouest, contre les Slaves à l’est. Les Francs les ont plusieurs fois vaincus : ils ne les ont jamais soumis. Chez eux, point de comtes établis par un roi étranger, point de duc vassal, point d’évêques surtout. La Saxe est demeurée fidèle aux dieux de la Germanie : elle est le dernier refuge de l’antique religion ; elle couvre contre les entreprises chrétiennes la Scandinavie et cet immense territoire, ce Far-East européen où s’échelonnent des Slaves, des Lithuaniens, des Finnois, tout un monde de barbares inconnus. Elle est comme le rempart du Nord contre la civilisation chrétienne. C’est pourquoi elle devait, plus que tout autre pays, attirer l’apôtre des Germains. Boniface a certainement entendu plus d’une fois en lui-même une voix qui lui ordonnait d’aller en Saxe. Les prières qu’il demande à ses frères d’Angleterre pour les Saxons n’étaient sans doute que le prélude d’une mission qu’il projetait. Cependant, il n’a point passé la frontière de la Saxe. Toute son activité a été dépensée en Thuringe, en Hesse, en Allemanie, en Bavière. Pourquoi est-il demeuré dans ces pays où avaient prêché avant lui les Bretons, et où il trouvait des chrétiens, des prêtres, des abbés, même des évêques ? Justement parce que les Bretons y avaient prêché, parce que les chrétiens et le clergé y vivaient sans règles précises, parce que, lui, le légat de l’église romaine, avait apporté de Rome en Germanie, non-seulement l’Évangile, mais encore le code des canons, parce qu’enfin la violation des préceptes canoniques lui paraissait chose aussi damnable, plus odieuse peut-être que l’ignorance de l’Évangile.

Boniface a décrit l’état où il a trouvé la chrétienté germanique. Partout de singuliers fidèles qui ont été baptisés on ne sait par qui ni comment ; ils mangent toutes sortes de viandes suspectes, du cheval et du lard ; ils font des sacrifices païens dans le voisinage des églises et croient fêter ainsi les saints martyrs et confesseurs. Plus étrange encore est le clergé : « Les faux prêtres sont bien plus nombreux que les catholiques ; ils s’appellent évêques et prêtres, ces imposteurs qui jamais n’ont été consacrés par des évêques catholiques ; ils trompent le peuple, troublent et confon-