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passé près de quatre années, puis en Hesse et en Thuringe. Ici est le propre terrain de son apostolat. Il a été un prédicateur habile et réfléchi, un bon professeur de la foi, meilleur que le pape ; car celui-ci, s’adressant un jour aux Saxons, les avertit de ne point chercher leur salut dans un métal, de ne point adorer des idoles d’argent, d’airain ou de pierre, de ne point se laisser tromper par la sublimité des discours, ni induire en erreur par la philosophie. Ces pauvres gens, qui ne connaissaient pas même le nom de philosophie, n’étaient pas capables d’entendre des paroles que saint Paul avait dites à des Grecs et que le pape prenait au hasard dans l’arsenal des citations. Boniface s’était préparé à son devoir apostolique. Il savait argumenter contre un païen, partir de l’erreur même pour conduire l’esprit de son adversaire à la vérité ; par exemple, il feignait d’accepter les généalogies des dieux, mais il demandait qui gouvernait le monde avant la naissance des dieux ; il raillait l’impuissance de ces immortels qui ne continuent pas d’engendrer, et il plaignait les pauvres barbares qui n’ont en partage qu’un sol raidi par le froid, alors que les chrétiens possèdent les terres qui produisent le vin, l’huile et toutes sortes de bonnes choses. D’ailleurs, il ne négligeait pas certains moyens accessoires, dont l’effet était très grand. Il pensait que les barbares doivent être traités comme des enfans. Un jour, il prie l’abbesse Eadburg « de copier en lettres d’or les épîtres du seigneur apôtre saint Pierre, pour les mettre devant les yeux de ces êtres charnels et leur inspirer ainsi la vénération des saintes écritures. » Et l’on se représente cette scène pittoresque de l’histoire de la civilisation : le missionnaire prêchant la parole divine, révélant la grandeur de Pierre, ce porte-clés du ciel, ce portier de la vie bienheureuse, lisant les épîtres de l’apôtre, puis tout à coup tournant vers l’auditoire le manuscrit, et les païens regardant bouche bée, éblouis par l’éclat du métal, remplis de respect pour l’homme surnaturel qui leur écrit avec de l’or. Enfin, s’il faillait triompher d’une trop longue résistance, le missionnaire ne reculait point devant le péril d’un acte héroïque. Un jour, en Liesse, auprès de Geismar, en présence d’une foule d’infidèles, il mit la cognée à un arbre d’Odin et le jeta par terre ; puis, avec le bois, il fit une chapelle qu’il plaça sous l’invocation de saint Pierre, comme pour marquer la victoire de la Rome nouvelle sur les dieux qui avaient défendu la Germanie contre l’ancienne Rome. Boniface convertit ainsi des milliers de païens, et il fit vraiment œuvre d’apôtre ; mais ce n’est pas cette œuvre qui lui a coûté les plus grands efforts, ni donné les plus ardens soucis.

Le vrai pays païen était alors la Saxe, c’est-à-dire cette région qui, à l’ouest, touchait presque au Rhin, et, à l’est, atteignait l’Elbe,