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II.

Avant l’arrivée du général Bugeaud, un fait singulier, original, considérable par les suites qu’il a entraînées plus tard, venait de se passer dans la province d’Oran : la garnison de Tlemcen ravitaillée, non plus par une colonne française, ravitaillée par Abd-el-Kader lui-même! Au mois de janvier 1837, le général de Brossard, venu d’Alger, avait remplacé dans le commandement de la division le général de Létang, rentré en France. Cette difficulté périodique du ravitaillement le tenait en souci, lorsque le plus jeune des Ben-Durand, les frères fameux, vint lui offrir son concours; il se faisait fort d’introduire tout seul, à ses risques et périls, moyennant un bon prix, un convoi de vivres dans le Méchouar. L’offre garantie par l’aîné des Ben-Durand, acceptée par le général de Brossard, puis par le général Rapatel, son supérieur, les deux frères se mirent à l’œuvre. Abd-el-Kader avait besoin de fer, d’acier, de soufre, d’objets que ne pouvait pas lui fournir la terre d’Afrique : à lui aussi les Ben-Durand firent leurs offres; tout ce qui lui manquait, ils se chargeaient de le lui fournir contre du blé, de l’orge, des moutons et des bœufs. Voilà bien les élémens d’un convoi, mais comment le mener dans Tlemcen? Il y avait dans les prisons de Marseille cent trente réguliers de l’émir, pris à la Sikak ; laisser de vrais croyans aux mains des infidèles était un remords qui pesait lourdement sur la conscience d’Abd-el-Kader. Avec une habileté sans égale, les Ben-Durand persuadèrent, d’une part, à l’autorité française qu’il serait d’une bonne politique de renvoyer à l’émir ses coreligionnaires, d’autre part, à l’émir que l’autorité française mettait pour condition au renvoi des prisonniers le ravitaillement du Méchouar. Des deux côtés ils réussirent dans leur intrigue ; mais ils eurent bien soin de cacher à chacune des deux parties ce qu’ils avaient obtenu de l’autre. Dans leur traité avec l’intendance d’Oran, il ne fut pas fait mention des prisonniers, pas plus qu’il ne fut rien dit de l’argent versé par l’intendance française, dans leur transaction avec Abd-el-Kader. Quoi qu’il en soit, le commandant Cavaignac reçut des Ben-Durand, avec l’autorisation et aux frais de l’émir, un convoi d’approvisionnement dont il fit profiter, en même temps que ses soldats, les habitans pauvres de Tlemcen. L’essentiel à retenir de cette intrigue est que l’émir crut avoir payé effectivement, par la valeur de l’approvisionnement fourni, la rançon de ses réguliers, et que tout le bénéfice de l’affaire, qui ne leur coûta rien, fut encaissé en bon argent français par les Ben-Durand, de compte à demi avec un certain associé dont il sera parlé plus tard.

Dès son arrivée à Oran, le général Bugeaud commença par lancer