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et le lieu où les péchés ont été commis. Heureusement les mérites du moine l’entourent pour le protéger : « Je suis l’obéissance qu’il a montrée à ses supérieurs ; moi, le jeûne par lequel il a châtié les désirs de son corps : je suis la prière pure qu’il versait en la présence du Seigneur ; moi, le psaume qu’il chantait pour plaire à Dieu. » Et les bons anges exaltent ses vertus. Cependant il voit au-dessous de lui des puits de feu qui vomissent des flammes : des âmes en sortent, semblables à des oiseaux noirs ; elles se posent un moment sur la margelle, puis se précipitent avec de grands gémissemens ; ce court repos que Dieu leur permet de prendre signifie qu’au jour du jugement il rafraîchira ces suppliciés et leur accordera le repos éternel. D’autres puits ne laissent échapper qu’un murmure horrible de plaintes et de larmes : là sont tourmentées pour l’éternité les âmes sur qui ne descendra point la miséricorde du Seigneur. Enfin, au-delà d’un fleuve de poix ardente sur lequel est jeté un pont, le moine aperçoit les hautes et brillantes murailles de la Jérusalem céleste. Les anges n’avaient pas mission de l’y mener ; ils lui permettent de regarder sur la terre le combat que les bons et les mauvais esprits se livrent dans les âmes des vivans. Chaque fois qu’un péché a été commis, il entend les démons se communiquer bruyamment la nouvelle et se réjouir. Du haut du ciel, il découvre aussi son corps, et de tout ce qu’il vient de voir, rien ne lui semble plus odieux, plus misérable, plus fétide que ce Corps, où les anges lui commandent de rentrer. C’est lui-même qui, revenu sur terre, a raconté la vision à Boniface ; celui-ci la rapporte à l’abbesse de Thanet dans une des plus longues lettres que nous ayons de lui : il ne met pas en doute la véracité du moine ; il en donne même des preuves qu’il trouve convaincantes.

Cette religion terrible est bien celle de Boniface. Son âme est triste : elle exhale une plainte perpétuelle. Aux moines et aux nonnes d’Angleterre, il demande des consolations. Il est membre d’une association de secours mutuels par la prière, qu’ils ont fondée. Il leur conte, il conte au pape et à tous ses correspondans ses chagrins. Je suis « triste et inquiet, » dit-il, tristis et dubitam. On dirait parfois qu’il succombe sous le poids d’une fatigue indicible. « Laissez-moi vous exposer les angoisses de mon âme fatiguée, » écrit-il à un évêque. Il aspire au repos dans la solitude : « Il est un lieu silvestre dans le désert d’une vaste solitude… C’est là que je voudrais reposer quelque temps mon corps fatigué par la vieillesse, et dormir après la mort. » Ses citations bibliques et profanes sont désolantes. « Mes jours ont décliné comme une ombre et comme le foin je suis desséché !.. » ou bien encore, et ici Boniface donne l’état vrai de son âme : « Partout la peine,