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LE PATRONAGE DES LIBÉRÉS.

qui fut reçu à l’asile de la rue de la Cavalerie. Il fut tout étonné de pouvoir sortir sans avoir les gendarmes à ses trousses et de ne pas s’entendre crier au détour de chaque rue : « Halte-là ! vos papiers ! »

M. Sévin-Desplaces, qui développe dans l’œuvre une infatigable énergie, se jura d’arracher cet homme à la fortune adverse. Il alla trouver un chef d’institution, ne lui cacha rien et lui demanda d’accepter son protégé à l’essai. Le maître de pension répondit : « Je me le rappelle, et nous avons jadis tous jalousé la maison X… qui avait un tel élève. Je le prends, je l’utiliserai, et vous pouvez compter que son secret est en bonnes mains. Malheureusement j’ai ici un répétiteur qui l’a connu, qui parfois lève un peu le coude et qui est capable de commettre une indiscrétion ; je le chapitrerai, il n’est point mauvais homme, et je crois qu’il gardera le silence. » Dès le lendemain, l’ancien vagabond, convenablement vêtu par les soins du patronage, entrait en fonctions et, deux fois par jour, faisait une classe supplémentaire aux élèves qui suivaient les cours du lycée. Il était heureux, il se reprenait à l’existence, il comptait sur l’avenir et se disait : « Enfin ! je vais donc pouvoir terminer ma traduction d’Horace… » Ses écoliers l’aimaient, il était naturellement enjoué, avait l’enseignement sans pédantisme et se montrait indulgent pour les peccadilles des bambins qui l’écoutaient. Un jour, le répétiteur qui « levait le coude » l’avait sans doute levé plus que de coutume ; dans la cour de l’institution, il aborda l’ex-pensionnaire de l’asile des libérés et, avec un sourire bienveillant, il lui dit : « Eh bien ! mon garçon, avouez que l’on est mieux ici qu’entre deux gendarmes ou sur le grabat des prisons… » Le pauvre homme ne répondit pas ; il sortit de la maison et n’y rentra jamais. Qu’est-il devenu ? Personne ne le sait. La Société de patronage a fait toute recherche pour le découvrir et n’a point réussi. J’imagine que le coup a été trop fort et qu’il en est resté assommé ; il n’était point de vigueur à recommencer le combat où l’on est toujours vaincu. Il se sera assis, la nuit, sur le parapet d’un pont, il se sera raconté son histoire et se sera demandé pourquoi tant de misères accumulées sur lui ; il aura longtemps regardé la rivière qui miroitait sous l’éclat du gaz, il aura écouté ce murmure qui ressemble à une berceuse pleine de promesses dont toute douleur est endormie ; il aura répété le vers de Virgile :


Abstulit atra dies et funere mersit acerbo,


et il aura été voir de l’autre côté de cette vie mortelle s’il y aurait indulgence pour un traducteur d’Horace. — Si ces lignes tombent sous les yeux de celui dont une parole ironique a rejeté un malheureux